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les plus fugitives de l’expression par les contractions combinées de la troisième série, dites :

3o Expressions discordantes. — Est-ce donc une expression discordante que la touchante expression de la compassion qui s’obtient par la synergie modérée du muscle du sourire et de celui de la souffrance ? Sans doute l’action simultanée de ces muscles poussée à son maximum d’expression serait discordante ; mais dans la mesure où l’âme l’excite sous l’empire des sentiments de compassion, le résultat est trop admirable, trop harmonieux pour qu’on ne proteste point contre cette qualification d’expression discordante. Toutefois, je crois que, pour la clarté de son exposition, l’auteur a bien fait de ranger ces contractions, composées par des expressions contraires, dans une classe spéciale, au lieu de les ranger purement et simplement, comme à la rigueur il eût pu le faire, dans la première classe des contractions combinées expressives. Peut-être encore aurait-il atteint le même but en divisant cette première classe en deux séries : l’une réservée aux combinaisons que j’appellerais sympathiques, l’autre aux combinaisons antipathiques ou contradictoires conciliées.

Maintenant, pour y insister et pour montrer le grand parti que l’artiste aurait à tirer de l’ouvrage de M. le docteur Duchenne, je reviens sur cette classe si intéressante des contractions partielles complétement expressives. Avant les expériences électro-musculaires du savant physiologiste, on professait que toute expression exige le concours, la synergie de plusieurs muscles. L’assertion de M. Duchenne vient détruire cette illusion. Est-ce une assertion gratuite ? Le doute même serait presque injurieux. Cependant, la suite d’expériences par laquelle M. Duchenne est arrivé à cette conviction est si instructive en matière d’observation, elle nous montre d’une manière si impitoyable à quel point nos organes sont sujets à nous tromper, que je veux citer tout entière la page où l’auteur raconte comment il a découvert l’erreur de l’opinion classique qui affirmait que la synergie des muscles est nécessaire à toute expression, fût-ce la plus simple :

« J’ai partagé, je l’avoue, dit M. Duchenne, cette opinion, que j’ai crue même un instant confirmée par l’expérimentation électro-physiologique. Dès le début de mes recherches, en effet, j’avais remarqué que le mouvement partiel de l’un des muscles moteurs du sourcil produisait toujours une expression complète sur la face humaine. Il est, par exemple, un muscle qui représente la souffrance. Eh bien ! sitôt que j’en provoquais la contraction électrique, non-seulement le sourcil prenait la forme qui caractérise cette expression de souffrance, mais les autres parties ou traits du visage, principalement la bouche et la ligne naso-labiale, semblaient également subir une modification profonde, pour s’harmonier avec le sourcil, et peindre, comme lui, cet état pénible de l’âme. Dans cette expérience, la région sourcilière seule avait été le siége d’une contraction très-évidente, et je n’avais pu constater le plus léger mouvement sur les autres points de la face. Cependant j’étais forcé de convenir que cette modification générale des traits que l’on observait alors, paraissait être produite par la contraction synergique d’un plus ou moins grand nombre de muscles, quoique je n’en eusse excité qu’un seul. C’était aussi l’avis des personnes devant lesquelles je répétais mes expériences.

« Quel était donc le mécanisme de ce mouvement général apparent de la face ? Était-il dû à une action réflexe ? Quelle que fût l’explication de ce phénomène, il semblait en ressortir, pour tout le monde, que la localisation de l’électrisation musculaire n’était pas réalisable à la face. Je n’attendais plus rien de ces expériences électro-physiologiques, lorsqu’un hasard heureux vint me révéler que j’avais été le jouet d’une illusion.

« Un jour que j’excitais le muscle de la souffrance, et au moment où tous les traits paraissaient s’être contractés douloureusement, le sourcil et le front furent tout à coup masqués accidentellement (le voile de la personne sur laquelle je faisais cette expérience s’était abaissé sur ses yeux). Quelle fut alors ma surprise en voyant que la partie inférieure du visage n’éprouvait plus la moindre apparence de contraction ! Je renouvelai plusieurs fois cette expérience, couvrant et découvrant alternativement le front et le sourcil ; je la répétai sur d’autres sujets, et même sur le cadavre encore irritable, et toujours elle donna des résultats identiques, c’est-à-dire que je remarquai sur la partie du visage placée au-dessous du sourcil la même immobilité complète des traits ; mais à l’instant où le sourcil et le front étaient découverts, de manière à laisser voir l’ensemble de la physionomie, les lignes expressives de la partie inférieure de la face semblaient s’animer douloureusement. Ce fut un trait de lumière ; car il était de toute évidence que cette contraction apparente et générale de la face n’était qu’une illusion produite par l’influence des lignes du sourcil sur les autres traits du visage. Il est certainement impossible de ne pas se laisser tromper par cette illusion, qui est, comme je l’ai dit précédemment, une espèce de mirage exercé par les mouvements partiels du sourcil, si l’expérimentation directe ne vient pas la dissiper. »

Quel exemple prouverait d’une manière plus éclatante l’importance et la nécessité du secours que la science doit apporter à l’observation de l’artiste ! Je l’ai choisi entre bien d’autres du même genre, tant il me paraît péremptoire et de poids, et parce qu’il nous faudra, comme conclusion tout indiquée à cet article, entrer dans l’examen d’une question toujours pendante, dans cette vieille querelle qui divise les artistes, d’une part, et d’autre part les anatomistes et les physiologistes.