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autres. Mais, n’ayant pas de méthode certaine et qui reposât sur des principes sûrs ; forcés, par conséquent, de s’en rapporter à leur observation qui n’était pas toujours assez subtile pour saisir le détail des lignes caractéristiques de telle ou telle passion, de tel ou tel sentiment, il devait leur arriver en bien des cas de donner des expressions incomplètes, ou, ce qui est plus grave, d’ajouter d’inspiration aux lignes expressives bien observées des lignes imaginaires et contradictoires. Il est donc assez rare de trouver une œuvre d’art — fût-elle signée de l’un des plus grands noms — qui, au point de vue qui nous occupe, ne présente pas quelque faute d’orthographe. M. Duchenne en a cité bien des exemples dans son travail. Il fait remarquer, par exemple, qu’il n’existe qu’une nuance très-légère entre les expressions d’extase de l’amour divin et de l’amour terrestre, nuance que les artistes n’ont pas toujours bien saisie. Dans le Ravissement de sainte Thérèse du Bernin, la physionomie de la sainte « respire la béatitude la plus voluptueuse », grâce à une légère contraction du muscle transverse du nez, contraction qui joue un rôle expressif bien connu et poussé à l’extrême dans les masques de faunes et de satyres antiques. M. Duchenne relève des erreurs d’expression non moins graves dans un tableau de Poussin exposé au Louvre : la Résurrection d’une jeune fille japonaise ; dans un tableau presque contemporain, l’Assassinat du président Duranti, par Paul Delaroche. L’expression de la douleur a presque toujours été mal traduite par les artistes. Faute d’avoir connu le rôle expressif du sourcil, loin de peindre comme ils le voulaient l’image de la douleur morale ou physique, ils se sont égarés au point d’écrire sur la physionomie de leurs personnages tous les signes du bonheur extatique. Ce qui prouve bien qu’ils manquaient d’une méthode sûre en pareil cas, c’est que l’esquisse faite du premier jet donne souvent une expression juste, faussée ou profondément altérée, et de la manière la plus étrange, dans l’exécution définitive de l’œuvre. Ainsi, l’esquisse de la Cléopâtre du Guide, conservée au Musée du Capitole à Rome, est à ce point de vue infiniment supérieure au tableau définitif du Musée de Florence. Dans l’Ecce Homo du même peintre, conservé dans la galerie Colonna à Rome, chacune des deux moitiés de la figure porte une expression différente : de profonde douleur à droite, d’extase à gauche. Peut-on admettre que de telles contradictions soient calculées et volontaires chez l’artiste ? Assurément non.

M. Duchenne a été plus hardi encore. Avec une mesure parfaite, mais aussi avec la ferme et légitime assurance du savant, il a examiné quelques antiques célèbres et n’a pas craint d’en signaler les fautes d’expression incontestables. Il a même été plus loin : il a osé porter une main respectueuse sur l’Arrotino, sur le Laocoon, et corriger les erreurs qu’il y avait observées. Ce n’est pas nous qui blâmerons la courageuse tentative de l’auteur. Nous ne voyons pas quel profit il y aurait pour l’art à admirer les maîtres jusque dans leurs erreurs. Il me paraît bien certain, au contraire, que les maîtres eux-mêmes eussent été très-reconnaissants envers l’homme qui les eût avertis de leur méprise avec la légitime autorité qu’apporte en ces matières le docteur Duchenne.

Il remarque donc que, dans la tête de l’Arrotino, les lignes transversales qui s’étendent sur toute la largeur du front ne peuvent coexister ni avec l’obliquité ni avec la sinuosité du sourcil, parce qu’il y a antagonisme entre le muscle frontal qui produit les lignes transversales, et le muscle sourcilier qui produit le mouvement oblique et sinueux du sourcil. Cet antagonisme donne de l’incertitude à l’expression de l’Arrotino. On ne peut mettre en concordance le front et le sourcil de cette figure sans en modifier profondément la physionomie. Encore faut-il choisir. Redresse-t-on le sourcil pour le mettre d’accord avec le mouvement du front : le masque de l’Arrotino exprime l’attention, la curiosité, et se rapporte à la version qui désigne l’Arrotino sous le nom de l’Espion. Le sourcil reste-t-il oblique, au contraire, et rétablit-on alors les rapports naturels entre ce sourcil et le front en modifiant le mouvement de ce dernier : l’œil prend l’expression de la douleur, et l’image peut être, conformément à une autre version, celle du Scythe chargé par Apollon d’écorcher Marsyas.

Le lecteur peut voir maintenant que je n’avais pas exagéré l’importance au point de vue esthétique du travail de M. Duchenne[1]. »

Après cet exposé des travaux de M. Duchenne (de Boulogne), nous n’avons plus qu’à donner l’explication des quatre dessins qui accompagnent ces pages, et qui sont destinés à former un spécimen des effets physiologiques obtenus par cet expérimentateur, en faisant jouer à volonté les muscles de la face qui traduisent les expressions de l’âme.

La première figure représente une femme dans l’état normal de sa physionomie.

La seconde, la même femme, sur laquelle l’expérimentateur, armé de ses rhéophores, excite un des muscles faciaux, dont le jeu exprime, selon lui, la joie à droite et le sourire mêlé de larmes à gauche.

La troisième, la même femme, sur laquelle l’action, convenablement appliquée, du cou-

  1. Le Constitutionnel, des 9 et 16 octobre 1866.