Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/247

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non, et son escorte de bateaux à vapeur, se dirigeaient vers Valentia en Irlande, le Niagara voguait vers Terre-Neuve.

Pour donner une idée exacte des différentes péripéties que présenta, en 1858, la grande opération de la pose du câble atlantique, par les deux navires chargés de ce travail, nous reproduirons une relation qui fut publiée, à cette époque, dans le Times, par un des correspondants de ce journal, embarqué sur l’Agamemnon.

« Le Niagara, écrit ce témoin oculaire, était arrivé au rendez-vous le vendredi 23, le Valorous le dimanche 25, le Gorgon le mardi 27. Le temps était beau et d’un calme parfait ; on se mit donc à attacher ensemble les deux bouts du câble sans perdre de temps. On fit passer l’extrémité du câble du Niagara sur l’Agamemnon.

« Vers midi, la soudure était faite ; elle portait une masse de plomb destinée à servir de poids. Le plomb se détacha et tomba à l’eau au moment où on allait jeter le câble à la mer. On ne trouva sous la main qu’un boulet de 32 qu’on fixa au point de jonction des deux bouts du câble, et tout l’appareil fut lancé à la mer, sans autre formalité et même sans attirer l’attention, car ceux qui étaient à bord avaient trop souvent assisté à cette opération pour avoir grande confiance dans son succès final. On laissa couler 210 brasses de câble, afin que la soudure se trouvât suffisamment au-dessous du niveau de l’eau, puis on donna le signal du départ, et le Niagara et l’Agamemnon partirent en sens inverse. Pendant les trois premières heures, les bâtiments marchèrent très-lentement et déroulèrent une grande longueur de câble ; ensuite, la marche de l’Agamemnon alla en augmentant de vitesse jusqu’à ce qu’elle eût atteint 5 nœuds. Le câble se dévidait à raison de 6 nœuds ; il ne marquait sur le dynamomètre qu’une tension de quelques centaines de livres.

« Un peu après 6 heures, on vit une très-grande baleine s’approcher rapidement du navire ; elle battait la mer et faisait voler l’écume autour d’elle. Pour la première fois, il nous vint à l’idée que la rupture du câble, lors de la dernière tentative, pouvait bien être le fait de l’un de ces animaux. La baleine se dirigea pendant quelque temps droit sur le câble, et nous ne fûmes tranquillisés qu’en voyant le monstre marin passer lentement à l’arrière ; il rasa le câble à l’endroit où il plongeait dans l’eau, mais sans lui causer aucun dommage.

« Tout alla bien jusqu’à 8 heures ; le câble se déroulait avec une régularité parfaite, et, pour prévenir tout accident, on veillait avec soin à ce que le dynamomètre ne marquât pas une pression de plus de 1 700 livres, ce qui n’était pas le quart du poids que pouvait porter le câble. Un peu après 8 heures, on découvrit une avarie dans le câble enroulé sur le pont. M. Canning, l’ingénieur en service, n’avait pas à perdre un instant, car le câble se déroulait si rapidement que la portion endommagée devait sortir du vaisseau dans l’espace d’environ 20 minutes, et l’expérience avait montré qu’il était impossible d’arrêter le câble ou même le navire sans courir le risque de voir tout l’appareil se briser. Juste au moment où les réparations allaient être terminées, le professeur Thomson annonça que le courant électrique avait cessé, mais que l’isolement était encore complet. On supposa naturellement que c’était le morceau de câble détérioré qui interrompait le courant, et on le coupa aussitôt pour le remplacer par une soudure.

« À la consternation générale, l’électromètre prouva que l’interruption se manifestait sur un point du câble qui était déjà dans l’eau à environ 20 lieues du bâtiment. Il n’y avait pas une seconde à perdre, car il était évident que la portion du câble qu’on avait coupée allait dans quelques instants se trouver déroulée et jetée à la mer, et dans ces quelques instants il fallait faire une soudure, opération longue et difficile. On arrêta le navire sur-le-champ, et on ralentit la marche du câble autant que cela se pouvait faire sans danger. À ce moment, l’aspect que présentait le bâtiment était très-extraordinaire. Il paraissait impossible, même avec la plus grande diligence, de finir le travail à temps.

« Tout le monde à bord était rassemblé dans l’entre-pont, autour du câble enroulé, et le surveillait avec la plus grande anxiété, à mesure qu’une toise après l’autre descendait à la mer et rapprochait de plus en plus le moment où les ouvriers verraient le morceau sur lequel ils travaillaient leur échapper des mains. Dirigés par M. Canning, ils se dépêchaient comme des hommes qui comprennent que la vie ou la mort de l’entreprise dépendait d’eux. Néanmoins, tous leurs efforts furent inutiles et on dut avoir recours à la dernière ressource, celle d’arrêter le câble, auquel le vaisseau resta pendant quelques minutes comme suspendu. Heureusement ce ne fut que l’affaire d’un instant, car la tension augmentait continuellement et ne pouvait tarder à produire une rupture.

« Lorsque la soudure fut terminée et que l’on put recommencer à laisser le câble se dérouler, l’émotion produite par le danger que l’on avait couru s’apaisa peu à peu. Mais le courant électrique n’était pas encore rétabli. On résolut donc de dérouler le câble aussi lentement que possible et d’attendre six heures avant de considérer l’opération comme tout à fait manquée, afin de voir si l’interruption du courant ne cesserait pas d’elle-même. On regardait les aiguilles avec la plus grande anxiété, et lorsqu’on les vit tout à coup ne plus indiquer le moindre cou-