Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 2.djvu/670

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le sommeil anesthésique, et insensible à la douleur d’une opération chirurgicale, peut quelquefois percevoir et ressentir vivement la fraîcheur de l’eau projetée à la face. Au moment où l’économie est indifférente aux causes les plus puissantes de sensations, elle peut cependant apprécier des impressions très-légères et presque insaisissables dans l’état normal. Ou connaît le fait de ce malade qui, insensible à l’incision de ses tissus, accusait l’impression de froid produite par l’instrument d’acier qui divisait les chairs. Lorsque la faculté d’apprécier la douleur a complètement disparu, l’exercice de certains sens peut encore persister. On a lu, dans la communication de Velpeau à l’Académie des sciences, l’observation de ce malade à qui ce chirurgien enlevait une tumeur placée près de l’oreille, et qui, tout à fait insensible à la douleur, entendait cependant le cric-crac du bistouri. Une dame, opérée par M. Bouisson, d’un cancer au sein, entendait, sans souffrir aucunement, le bruit particulier que produit le bistouri, quand il divise les tissus endurcis et squirrheux des tumeurs cancéreuses. Il est assez commun de voir dans les hôpitaux des individus insensibles, grâce à l’éther, jeter des cris à l’application du feu. Les sujets éthérisés peuvent même donner, dans l’appréciation de ces nuances de la douleur, des preuves plus délicates encore. M. Bouisson raconte qu’ayant eu l’occasion d’employer le bistouri et les ciseaux pour l’ablation d’un cancer de la joue chez un sujet éthérisé, il remarqua que l’opéré était insensible au bistouri et qu’il sentait les ciseaux.

Après avoir été ainsi successivement ébranlée et désunie dans ses modes normaux, la sensibilité finit par s’éteindre complétement. Selon M. Bouisson, son extinction totale coïncide avec la perte de l’intelligence. Cette incapacité de sentir est d’ailleurs absolue ; aucun excitant connu ne peut la réveiller. Le fer, le feu, l’incision, la déchirure des tissus, rien ne peut provoquer, non-seulement de la douleur, mais même une sensation quelconque. Les parties les plus irritables et les plus sensibles dans l’état normal, les nerfs, dont le seul contact causerait, dans l’état normal, des convulsions, et exciterait des cris déchirants, peuvent être tordus, coupés, arrachés, sans qu’une oscillation de la fibre accuse la plus légère impression. Les bruits les plus perçants ne frappent point l’oreille, la plus vive lumière trouve la rétine inaccessible, la section ou la division des organes rendus douloureux par suite d’un état pathologique, les douleurs viscérales qui se trouvent sous la dépendance d’une affection organique, les douleurs liées à l’acte de l’accouchement, tout s’éteint dans ce silence étonnant de la vie sensorielle. L’individu ne vit plus que d’une existence purement végétative ; frappés d’une déchéance temporaire, mais radicale, les sens ont perdu leur privilége de nous mettre en rapport avec le monde extérieur, ou plutôt ils sont désormais comme s’ils n’existaient pas.

Le temps nécessaire pour amener cet état d’insensibilité absolue varie selon les sujets. En général, cinq à dix minutes d’inhalation d’éther sont nécessaires pour le produire ; deux ou trois minutes suffisent avec le chloroforme. Quant à sa durée, elle n’excède guère huit ou dix minutes ; mais, comme nous l’avons dit, on peut l’entretenir beaucoup plus longtemps, en reprenant les inhalations à mesure que les effets paraissent s’affaiblir. Il est assez commun, pour certaines opérations, de voir maintenir les malades, une demi-heure sous l’influence éthérique, et M. Sédillot a pu, sans inconvénient, prolonger cet état pendant une heure et demie.

La faculté de sentir n’est pas seule influencée par l’impression des anesthésiques ; les opérations de l’intelligence et de la volonté subissent à leur tour des troubles très-profonds. Examinons rapidement les altérations qui affectent l’intelligence sous l’influence de l’éther.