Page:Figuier - Les Merveilles de la science, 1867 - 1891, Tome 3.djvu/184

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

portance égale aux grandes masses et aux imperceptibles accidents. Si elle prend une vue du Pont-Neuf, elle vous donnera un minutieux inventaire de tout ce qui est visible à la surface du Pont-Neuf. Vous pourrez y reconnaître toutes les pierres, tous les pavés et jusqu’aux écornures des pavés. Dans un portrait, elle se plaira aux arabesques infinies des draperies et des fonds ; elle donnera une valeur égale au point lumineux de l’œil et aux boutons d’un gilet. Mais du moment que tout a de l’importance, dans un tableau, rien n’a plus d’importance, et c’est ainsi que s’évanouit tout l’intérêt de la composition pittoresque ; car l’intérêt, dans une œuvre d’art, naît seulement de l’unité de la pensée.

Il serait puéril d’insister sur cette considération, qui est l’évidence même. Il faut seulement faire remarquer que ce défaut de composition a pour résultat de donner une représentation fausse de la nature. Lorsque nous recevons l’impression d’une vue quelconque, celle d’un paysage par exemple, tous les détails de la vue extérieure viennent sans doute s’imprimer au fond de notre œil ; cependant il est certain que ces mille sensations particulières ne sont aucunement perçues ; elles sont pour notre âme comme si elles n’existaient pas. Nous ressentons, non pas l’impression isolée des divers aspects du paysage, mais seulement l’effet général qui résulte de leur ensemble. Or, la photographie reproduit impitoyablement les plus inutiles détails de la scène extérieure ; il est donc vrai qu’elle donne une traduction inexacte des sensations que provoque en nous l’aspect de la nature.

Mais j’entends à ce propos se récrier quelques lecteurs :

« Eh quoi ! dira-t-on, la copie mathématique d’un objet peut-elle donner de cet objet une représentation inexacte ? L’identité est-elle un mensonge ? Je monte sur la terrasse de Meudon, un miroir à la main, et arrivé là, je dispose le miroir en face des perspectives séduisantes qui m’environnent. N’ai-je pas ainsi l’image la plus parfaite du paysage qui se déroule autour de moi ? Quel peintre, quel artiste vivant pourra s’élever jamais à la perfection d’une telle copie ? Or, que fait la photographie ? Elle fixe pour toujours cette image fugitive ; de ce miroir fidèle elle fait un fidèle tableau. Que venez-vous donc nous parler de représentation fausse et d’inexacte reproduction ! »

Cet argument n’est pas sans réplique. Évidemment toute la question se réduit à savoir si l’art réside ou non dans la stricte imitation de la nature. Or, l’erreur, si commune et si répandue, qui consiste à voir la perfection de la peinture dans la perfection de l’imitation matérielle, ne peut provenir que d’une confusion manifeste entre le but et le moyen de l’art. Qu’est-ce, en effet, que la nature ? Les réalités qui nous environnent, sont-elles les mêmes pour nous tous ? Ne changent-elles pas pour des individus différents, et même pour chaque individu, selon les dispositions de son âme ? Plaçons deux hommes en présence d’un grand spectacle naturel, en face d’un beau site, devant la tête d’un homme de génie : assurément tous les éléments de cette scène viendront identiquement affecter leurs yeux ; cependant chacun d’eux les verra d’une manière différente ; bien des effets de cet ensemble échapperont à l’un des spectateurs, que l’autre pourra saisir, et certaines particularités inaperçues de tous deux leur deviendront immédiatement sensibles, si l’on y dirige spécialement leur attention. Admettons maintenant que l’un de ces deux hommes soit peintre : comment pourra-t-il communiquer à son compagnon l’impression que ce spectacle lui fait ressentir ? Par quel moyen pourra-t-il la traduire avec son pinceau ? Certes, s’il se borne à tracer de cette vue un calque mécaniquement exact, une copie mathématique, il n’aura pas gagné grand’chose, car son compagnon aura toujours sous les yeux ce même