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DE GUSTAVE FLAUBERT.

défendre la moralité publique. C’eût été d’un bon augure. Quand est-ce que nous nous retrouverons ? qu’arrivera-t-il d’ici là ? Il coulera bien de l’eau sous le pont, comme on dit vulgairement. Vas-tu t’en donner, des makis et du soleil ! Peut-être en auras-tu vite assez et regretteras-tu la vallée de Cléry où je t’ai fait rouler de rire. Mais le cœur humain est ainsi mosaïqué que, revenu aux Andelys, tu regretteras la Corse. Cela est de règle. Tâche toujours dans tes jours de vide et d’embêtement de ne pas céder au découragement. Sois toujours bel homme, jolie tenue, jolies manières, agréable en société, ferme sur tes talons, jarret tendu et le petit doigt sur la couture de la culotte.

Que te dirai-je de moi ? Toujours le même ! ni mieux, ni pis, au moral comme au physique. J’ai revu la Méditerranée et je l’ai quittée ; je monte en voiture le matin et j’en descends le soir. Je mange vigoureusement, par exemple ; c’est un progrès ; j’ai un appétit d’enfer. En fait d’impressions de voyage, ce que j’ai vu de mieux, c’est Gênes. Je t’engage à aller t’y promener à quelque jour que tu auras le temps. Quand on a visité ses palais, on a une telle pitié du luxe moderne qu’on est tenté de loger à l’écurie et de sortir en blouse. J’ai vu ce matin, à la bibliothèque Ambroisienne, des lettres de Mme Lucrèce Borgia et, cet après-midi, à Monza, la fameuse couronne de fer que Charlemagne et Napoléon se sont mise sur la tête.

Nous revenons par Genève et, dans quatre semaines, nous serons de retour à Rouen. Je reprendrai ma vie calme et uniforme, entre ma pipe et mon feu, sur ma table et dans mon fauteuil. Nous passerons l’été à Croisset.