Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/254

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
206
CORRESPONDANCE

sont morts ; mes amis me quittent ou changent. « Celui, dit Çakia Mouni, qui a compris que la douleur vient de l’attachement, se retire dans la solitude comme le rhinocéros. » Oui, comme tu le dis, la campagne est belle, les arbres sont verts, les lilas sont en fleurs ; mais de cela, comme du reste, je ne jouis que par ma fenêtre. Tu ne saurais croire comme je t’aime ; de plus en plus l’attachement que j’ai pour toi augmente. Je me cramponne à ce qui me reste, comme Claude Frollo suspendu au-dessus de l’abîme. Tu me parles de scénario ; envoie-moi celui que tu veux me montrer. Alfred Le Poittevin s’occupe de tout autre chose ; c’est un bien drôle d’être. J’ai relu l’Histoire Romaine de Michelet ; non ! l’antiquité me donne le vertige. J’ai vécu à Rome, c’est certain, du temps de César ou de Néron. As-tu pensé quelquefois à un soir de triomphe, quand les légions rentraient, que les parfums brûlaient autour du char du triomphateur et que les rois captifs marchaient derrière ? Et le cirque ! C’est là qu’il faut vivre vois-tu ; on n’a d’air que là et on a de l’air poétique, à pleine poitrine, comme sur une haute montagne, si bien que le cœur vous en bat ! Ah ! quelque jour, je m’en donnerai une saoulée avec la Sicile et la Grèce. En attendant, j’ai des clous aux jambes et je garde le lit.


110. À ERNEST CHEVALIER.
[Croisset], 4 juin [1846], jeudi soir.

Pauvre vieux ! je sais bien qu’à 300 lieues de moi il y a des yeux pleins de larmes quand les