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DE GUSTAVE FLAUBERT.

111. À EMMANUEL VASSE.
4 juin, jeudi soir [1846].

Je te remercie beaucoup, mon cher ami, de me tenir au courant de tes travaux ; j’y prends, je t’assure, une part bien vive. Ce que j’aime en toi, c’est que tu les continues avec persévérance et âpreté, choses rares à notre époque où petits et grands ne travaillent que par fragments, sans avoir les uns ni la vue, les autres ni le courage de l’ensemble. La méthode, tout est là dans les œuvres scientifiques et c’est ce qui manque même aux plus belles de notre génération. Je compatis, comme un homme qui y a passé, aux misères de ta vie extérieure, c’est-à-dire au boulet que tu traînes sous le nom de Ministère de la marine royale et des colonies.

Mais tu as encore quelques heures libres, rêveuses et remplies le soir ; combien n’en ont pas ! Quand tu es rentré chez toi, dans ta chambre, au milieu de tes livres et de tes travaux, ne jouis-tu pas d’un calme exquis, et comme d’une brise fraîche qui vient enlever de toi-même les exhalaisons fades de l’ennui du bureau ?

Pour vivre, je ne dis pas heureux (ce but est une illusion funeste), mais tranquille, il faut se créer en dehors de l’existence visible, commune et générale à tous, une autre existence interne et inaccessible à ce qui rentre dans le domaine du contingent, comme disent les philosophes. Heureux les gens qui ont passé leurs jours à piquer des insectes sur des feuilles de liège ou à contem-