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CORRESPONDANCE

sertations sur la trombe de Monville ! — « Pourquoi cela est-il venu ? Comment ça se fait-il ? Conçoit-on ça ? Est-ce l’électricité d’en haut ou celle d’en bas ? En une seconde, trois fabriques de renversées et deux cents hommes de tués ! Quelle horreur ! » Et les mêmes gens, qui disaient cela, parlaient tout en tuant des araignées, en écrasant des limaces ou, pour respirer seulement, absorbaient peut-être par l’aspiration de leurs narines des myriades d’atomes animés. (Monville, vois-tu, a été une infirmité pour moi ; j’ai vu ça de trop près ; j’en ai entendu causer, discuter et baver tout un hiver ; j’en suis saoul !)

Quant à la seconde chose dont tu me parles, la proclamation de Schamyl[1], ça peut être curieux, c’est vrai ; mais il y a tant de choses curieuses dans ce monde, surtout pour un homme qui peut dire comme l’Angély[2] : « moi, je vis par curiosité », qu’on n’y suffirait pas s’il fallait les voir toutes. Oui, j’ai un dégoût profond du journal, c’est-à-dire de l’éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d’insensibilité à cela ; seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés, et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoye pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien,

  1. Chef des montagnards du Caucase, 1797-1871.
  2. Fou attitré de Louis XIII, célèbre par ses satires.