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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Ta lettre de ce matin (j’en ai reçu deux à la fois, une de jeudi et une d’hier ; je parle de celle d’hier) aurait amolli des tigres et je ne suis pas un tigre, va ! Je suis un pauvre homme bien simple et bien facile et bien homme, « tout ondoyant et divers », cousu de pièces et de morceaux, plein de contradictoires et d’absurdités. Si tu ne comprends rien à moi, je n’y comprends pas beaucoup plus moi-même. Tout cela est trop long à expliquer et trop ennuyeux ; mais revenons à nous.

Puisque tu m’aimes, je t’aime toujours ; j’aime ton bon cœur si ardent et si vif, ton cœur si vibrant dont la mélopée intérieure se module tour à tour en sanglots tendres et en cris déchirants. Je ne le croyais pas tel qu’il est. Chaque jour tu m’étonnes, et je finis par croire que je suis bête, car j’éprouve des ébahissements singuliers à voir ces trésors de passion, mine d’or que tu m’ouvres pour ma contemplation solitaire.

Et moi aussi je t’aime. Lis-le donc ce mot dont tu es avide et que je répète pourtant à chaque ligne. Mais chacun, tu sais, pense, jouit, aime, vit enfin selon sa nature. Nous n’avons tous qu’une cage plus ou moins grande, où toute notre me se meut et se tourne ; tout cela est une affaire de proportion. Tout ce qui nous étonne et scandalise est ce qui charme et ravit un autre. L’héroïsme de tel cœur est l’état journalier de tel autre, et ainsi de suite. Moi, je ne suis peut-être pas fait pour aimer. Et cependant je sens que j’aime ; j’en ai conscience, conscience intime et profonde. Ton souvenir me met en mollesse ; tes lettres me remuent et je les ouvre en palpitant ; ton image m’attire là-bas. Est-ce tout cela que tu éprouves ?