Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/74

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autres jours, ç’a été comme les autres, l’eau a passé de même dans la rivière, mon chien a mangé sa soupe comme de coutume, les hommes ont couru, bu, mangé, dormi, et la civilisation, cet avorton ridé des efforts de l’homme, a marché, trottiné sur ses trottoirs, du port elle a regardé les bateaux à vapeur, le pont suspendu, les murailles bien blanches, les bordeaux protégés par la police, et chemin faisant, ivre et gaie, elle a déposé au coin des murs, avec les écailles d’huîtres et les tronçons de choux, quelques-unes de ses croyances, quelque lambeau bien fané de poésie ; et puis, détournant ses regards de la cathédrale et crachant sur ses contours gracieux, la pauvre petite fille déjà folle et glacée a pris la nature, l’a égratignée de ses ongles et s’est mise à rire et à crier tout haut, mais bien haut, avec une voix aigre et perçante : « J’avance ! » — Pardon de t’avoir insultée, ô pardon, car tu es une bonne grosse fille qui marches tête baissée à travers le sang et les cadavres, qui ris quand tu écrases, qui livres tes grosses et sales mamelles à tous tes enfants, et qui as encore la gorge toute cuivrée et toute rougie des baisers que tu leur vends à prix d’or. Oh ! cette bonne civilisation, cette bonne pâte de garce qui a inventé les chemins de fer, les prisons, les clysopompes, les tartes à la crème, la royauté et la guillotine ! — Tu me vois en bonne veine de délire et d’exaltation. Eh ! bon Dieu ! pourquoi, quand la plume court sur le papier, l’arrêter dans sa course, la faire passer subitement de la chaleur de la passion au froid de l’écritoire et lui faire gagner une fluxion de poitrine à cause de la sueur qu’elle a gagnée, cette pauvre plume.