Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 1.djvu/75

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Maintenant que je n’écris plus, que je me suis fait historien (soi-disant), que je lis des livres, que j’affecte des formes sérieuses et qu’au milieu de tout cela j’ai assez de sang-froid et de gravité pour me regarder dans une glace sans rire, je suis trop heureux lorsque je puis, sous le prétexte d’une lettre, me donner carrière, abréger l’heure du travail et ajourner mes notes, voire même celles de M. Michelet ; car la plus belle femme n’est guère belle sur la table d’un amphithéâtre avec les boyaux sur le nez, une jambe écorchée, et une moitié de cigare éteint qui repose sur son pied. Ô non ! c’est une triste chose que la critique, que l’étude, que de descendre au fond de la science pour n’y trouver que la vanité, d’analyser le cœur humain pour y trouver égoïsme, et de comprendre le monde que pour n’y voir que malheur. Ô que j’aime bien mieux la poésie pure, les cris de l’âme, les élans soudains et puis les profonds soupirs, les voix de l’âme, les pensées du cœur. Il y a des jours où je donnerais toute la science des bavards passés, présents, futurs, toute la sotte érudition des éplucheurs, équarrisseurs, philosophes, romanciers, chimistes, épiciers, académiciens, pour deux vers de Lamartine ou de Victor Hugo ; me voilà devenu bien anti-prose, anti-raison, anti-vérité, car qu’est-ce que le beau sinon l’impossible, la poésie si ce n’est la barbarie, le cœur de l’homme, et où retrouver ce cœur quand il est sans cesse partagé chez la plupart entre deux vastes pensées qui remplissent souvent la vie d’un homme : faire sa fortune et vivre pour soi, c’est-à-dire rétrécir son cœur entre sa boutique et sa digestion […]