Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
207
DE GUSTAVE FLAUBERT.

notre campement. Quant aux crocodiles, ils sont plus communs sur le Nil que les aloses dans la Seine. Nous tirons dessus quelquefois, mais toujours de trop loin. Pour les tuer, il faut les atteindre à la tête et ce n’est qu’en s’approchant très près (mais ils ont l’oreille fine et détalent lestement) que l’on a chance d’exterminer ces odieux monstres. Quelle belle idée que celle du monstre ! L’animal méchant pour le plaisir d’être méchant !

À Esneh j’ai revu Ruchiouk-Hânem ; ç’a été triste. Je l’ai trouvée changée. Elle avait été malade. Le temps était lourd, il y avait des nuages. Sa servante d’Abyssinie jetait de l’eau par terre pour rafraîchir la chambre. Je l’ai regardée longtemps, afin de bien garder son image dans ma tête. Quand je suis parti, nous lui avons dit que nous reviendrions le lendemain et nous ne sommes pas revenus. Du reste, j’ai bien savouré l’amertume de tout cela ; c’est le principal, ça m’a été aux entrailles.

J’ai vu la mer Rouge à Kosseir. Ç’a été un voyage de quatre jours pour aller et de cinq pour revenir, à chameau, et par une chaleur qui, au milieu de la journée, montait à 45 degrés Réaumur. Ça piquait et j’ai souhaité parfois la bière Richard, car nous avions de l’eau qui, outre le goût de bouc que lui avaient communiqué les outres, sentait par elle-même le soufre et le savon. Nous nous levions à 3 heures du matin ; nous nous couchions à heures du soir, vivant d’œufs durs, de confitures sèches et de pastèques. C’était la vraie vie du désert. Tout le long de la route, nous rencontrions de place en place des carcasses