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CORRESPONDANCE

possibles y passaient, chatoyaient, se dégradaient de l’une sur l’autre, se fondaient ensemble, depuis le chocolat jusqu’à l’améthyste, depuis le rose jusqu’au lapis-lazuli et au vert le plus pâle. C’était inouï et, si j’avais été peintre, j’aurais été rudement embêté en songeant combien la reproduction de cette vérité (en admettant que ce fût possible) paraîtrait fausse. Nous sommes partis de Kosseir le soir de ce jour-là, à 4 heures, et avec une grande tristesse. Je me suis senti les yeux humides en embrassant notre hôte et en remontant sur mon chameau. Il est toujours triste de partir d’un lieu où l’on sait que l’on ne reviendra jamais. Voilà de ces mélancolies qui sont peut-être une des choses les plus profitables des voyages.

À propos du changement qui aura pu nous survenir pendant notre séparation, je ne crois pas, cher vieux, s’il y en a un, qu’il soit à mon avantage. Tu auras gagné par la solitude et la concentration ; j’aurai perdu par la dissémination et la rêverie. Je deviens très vide et très stérile. Je le sens. Cela me gagne comme une marée montante. Cela tient peut-être à ce que le corps remue ; je ne peux faire deux choses à la fois. J’ai peut-être laissé mon intelligence là-bas, avec mes pantalons à coulisse, mon divan de maroquin et votre société, cher Monsieur. Où tout cela nous mènera-t-il ? Qu’aurons-nous fait dans dix ans ? Pour moi, il me semble que, si je rate encore la première œuvre que je fais, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau. Moi qui étais si hardi, je deviens timide à l’excès, ce qui est dans les arts la pire de toutes les choses et le plus grand signe de faiblesse.