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DE GUSTAVE FLAUBERT.

192. À LOUISE COLET.

Entièrement inédite.

[Ultima du 30 avril 1847][1].

Jamais je n’ai eu tant conscience du peu de talent qui m’est départi à exprimer des idées par des mots. Tu me demandes une explication franche, nette. Mais ne te l’ai-je pas donnée cent fois, et, j’ose dire, dans chaque lettre depuis des mois entiers ? Que veux-tu que je te redise que je ne t’aie dit ?

Tu veux savoir si je t’aime, pour trancher tout d’un coup et en finir franchement. N’est-ce pas ce que tu m’écris hier ? C’est une question trop large pour qu’on y réponde par un « OUI » ou par un « NON ». C’est ce que je vais pourtant tâcher de faire afin que tu ne m’accuses plus de toujours biaiser. J’espère qu’aujourd’hui au moins tu me rendras justice. Je ne suis pas gâté de ce côté !

Pour moi, l’amour n’est pas et ne doit pas être au premier plan de la vie ; il doit rester dans l’arrière-boutique. Il y a d’autres choses avant lui, dans l’âme, qui sont, il me semble, plus près de la lumière, plus rapprochées du soleil. Si donc tu prends l’amour comme mets principal de l’existence : NON. Comme assaisonnement : OUI.

Si tu entends par aimer avoir une préoccupation exclusive de l’être aimé, ne vivre que par lui, ne voir que lui au monde de tout ce qu’il y a sur le monde, être plein de son idée, en avoir le cœur

  1. Date, probablement de réception, de Louise Colet.