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Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/47

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DE GUSTAVE FLAUBERT.

ne m’a été renvoyée que hier dans la matinée. Mais, Dieu merci, à la fin de cette semaine nous déménageons ; aussi tu peux m’écrire à Croisset. À propos de lettre il me semblait que je t’avais répondu, relativement à celle de Fougères, que je l’avais reçue ; sois sans crainte.

Tant mieux pour toi que l’officiel soit enfin parti. Il y a des gens dont la présence étouffe. Je suis aise pour toi de ce débarras. Ce ne sont pas en effet les grands malheurs qui sont à craindre dans la vie, mais les petits. J’ai plus peur des piqûres d’épingle que des coups de sabre. De même qu’on n’a pas besoin à toute heure de dévouements et de sacrifices, mais qu’il nous faut toujours, de la part d’autrui, des semblants d’amitié et d’affection, des attentions et des manières enfin. J’éprouve la vérité de ceci fort cruellement dans ma famille, où je subis maintenant tous les embêtements, toutes les amertumes possibles. Ah ! le désert ! le désert ! une selle turque ! un défilé dans la montagne et l’aigle qui crie dans un nuage ! As-tu vu quelquefois en te promenant sous les falaises, appendue au haut d’un rocher, quelque plante svelte et folâtre qui épanchait sur l’abîme sa chevelure remuante ? Le vent la secouait comme pour l’enlever, et elle se tendait dans l’air comme [pour] partir avec lui. Une seule racine imperceptible la clouait sur la pierre, tandis que tout son être semblait se dilater, s’irradier à l’entour pour voler au large. Eh bien, que le vent plus fort un jour l’emporte, que deviendra-t-elle ? Le soleil la séchera sur le sable, la pluie la pourrira en lambeaux. Moi aussi je suis attaché à un coin de terre, à un point circonscrit dans le monde, et plus je m’y