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Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/296

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CORRESPONDANCE

de trois minutes la société de ces sauvages m’assomme. Je sens un ennui idiot m’envahir comme une marée. La chape de plomb que le Dante promet aux hypocrites n’est rien en comparaison de la lourdeur qui me pèse alors sur le crâne. Mon frère, sa femme et sa fille sont venus passer le dimanche avec nous ! Ils ramassent maintenant des coquilles, entourés de caoutchoucs, et s’amusent beaucoup. Moi aussi je m’amuse beaucoup, à l’heure des repas, car je mange énormément de matelote. Je dors une douzaine d’heures assez régulièrement toutes les nuits et dans le jour je fume passablement. Le peu de travail que je fais est de préparer le programme du cours d’histoire que je commencerai à ma nièce, une fois rentré à Croisset. Quant à la Bovary, impossible même d’y songer. Il faut que je sois chez moi pour écrire. Ma liberté d’esprit tient à mille circonstances accessoires, fort misérables, mais fort importantes. Je suis bien content de te savoir en train pour la Servante. Qu’il me tarde de voir cela !

J’ai passé hier une grande heure à regarder se baigner les dames. Quel tableau ! Quel hideux tableau ! Jadis, on se baignait ici sans distinction de sexes. Mais maintenant il y a des séparations, des poteaux, des filets pour empêcher, un inspecteur en livrée (quelle atroce chose lugubre que le grotesque !). Donc hier, de la place où j’étais, debout, lorgnon sur le nez, et par un grand soleil, j’ai longuement considéré les baigneuses. Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile pour perdre jusqu’à ce point toute notion d’élégance. Rien n’est plus pitoyable que ces sacs où les femmes se fourrent le corps, que ces serre-