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Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/298

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CORRESPONDANCE

grand escalier Louis XV, quelques fenêtres sans vitres, un mur, et du vent, du vent ! C’est sur un plateau en vue de la mer. À côté est une masure de paysan. Nous y sommes entrés pour faire boire du lait à Liline qui avait soif[1]. Le jardinet avait de belles passe-roses qui montaient jusqu’au toit, des haricots, un chaudron plein d’eau sale. Dans les environs un cochon grognait (comme dans ta Jeanneton[2]) et plus loin, au delà de la clôture, des poulains en liberté broutaient et hennissaient avec leurs grandes crinières flottantes qui remuaient au vent de la mer. Sur les murs intérieurs de la chaumière, une image de l’Empereur et une autre de Badinguet ! J’allais sans doute faire quelque plaisanterie quand, dans un coin près de la cheminée, et à demi paralytique, se tenait assis un vieillard maigre, avec une barbe de quinze jours. Au-dessus de son fauteuil, accrochées au mur, il y avait deux épaulettes d’or ! Le pauvre vieux était si infirme qu’il avait du mal à prendre sa prise. Personne ne faisait attention à lui. Il était là ruminant, geignant, mangeant à même une jatte pleine de fèves. Le soleil donnait sur les cercles de fer qui entourent les seaux et lui faisait cligner des yeux. Le chat lapait du lait dans une terrine à terre. Et puis c’était tout. Au loin, le bruit vague de la mer. J’ai songé que, dans ce demi-sommeil perpétuel de la vieillesse (qui précède l’autre et qui est comme la transition de la vie au néant), le bonhomme sans doute revoyait les neiges de la Russie ou les sables de l’Égypte. Quelles visions flottaient devant ces yeux

  1. Sa nièce Caroline.
  2. La Paysanne.