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CORRESPONDANCE

idée de bonheur, du reste, est la cause presque exclusive de toutes les infortunes humaines. Réservons la moelle de notre cœur pour la doser en tartines, le jus intime des passions pour le mettre en bouteilles. Faisons de tout notre nous-même un résidu sublime pour nourrir les postérités ! Sait-on ce qui se perd chaque jour par les écoulements du sentiment ?

On s’étonne des mystiques, mais le secret est là. Leur amour, à la manière des torrents, n’avait qu’un seul lit, étroit, profond, en pente, et c’est pour cela qu’il emportait tout.

Si vous voulez à la fois chercher le Bonheur et le Beau, vous n’atteindrez ni à l’un ni à l’autre, car le second n’arrive que par le sacrifice. L’Art, comme le Dieu des juifs, se repaît d’holocaustes. Allons ! déchire-toi, flagelle-toi, roule-toi dans la cendre, avilis la matière, crache sur ton corps, arrache ton cœur ! Tu seras seul, tes pieds saigneront, un dégoût infernal accompagnera tout ton voyage, rien de ce qui fait la joie des autres ne causera la tienne, ce qui est piqûre pour eux sera déchirure pour toi, et tu rouleras, perdu dans l’ouragan, avec cette petite lueur à l’horizon. Mais elle grandira, elle grandira comme un soleil, les rayons d’or t’en couvriront la figure, ils passeront en toi, tu seras éclairée du dedans, tu te sentiras légère et tout esprit, et après chaque saignée la chair pèsera moins. Ne cherchons donc que la tranquillité ; ne demandons à la vie qu’un fauteuil et non des trônes, que de la satisfaction et non de l’ivresse. La Passion s’arrange mal de cette longue patience que demande le métier. L’Art est assez vaste pour occuper tout un homme. En distraire