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CORRESPONDANCE

en bien des choses de ce monde, quand on n’est pas décidé à se faire sauter la cervelle. Et puis l’hypothèse même du succès admise, quelle certitude en tire-t-on ? À moins d’être un crétin, on meurt toujours dans l’incertitude de sa propre valeur et de celle de ses œuvres. Virgile même voulait en mourant qu’on brûlât l’Énéide. Il aurait peut-être bien fait pour sa gloire. Quand on se compare à ce qui vous entoure, on s’admire ; mais quand on lève les yeux plus haut, vers les maîtres, vers l’absolu, vers le rêve, comme on se méprise ! J’ai lu ces jours derniers une belle chose, à savoir la vie de Carême le cuisinier. Je ne sais par quelle transition d’idées j’en étais venu à songer à cet illustre inventeur de sauces et j’ai pris son nom dans la Biographie universelle. C’est magnifique comme existence d’artiste enthousiaste ; elle ferait envie à plus d’un poète. Voilà de ses phrases : comme on lui disait de ménager sa santé et de travailler moins, « le charbon nous tue, disait-il ; mais qu’importe ? Moins de jours et plus de gloire ». Et dans un de ses livres où il avoue qu’il était gourmand « … mais je sentais si bien ma vocation que je ne me suis pas arrêté à manger ». Ce arrêté à manger est énorme dans un homme dont c’était l’art.

Quand tu reverras Nefftzer[1], ne lui parle plus de l’article. Nous donnerions au contraire beaucoup maintenant pour qu’il ne paraisse pas (et je crois que notre désir sera accompli). Il vaut bien mieux avoir par devers nous quelque chose à leur reprocher, à ces braves messieurs nos amis, et au besoin à leur jeter à la figure ; donc n’en dis plus mot.

  1. Rédacteur à La Presse, puis au Temps dès sa fondation, 1861.