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APPENDICE.

Il revenait du fond de la Russie,
Où prisonnier la France l’oublia.
En traversant l’Europe il mendia,
Sa route était par le but adoucie.
Parmi la neige et les steppes sans fin,
Riante au loin il voyait la frontière ;
Et, fredonnant quelque marche guerrière,
Il secouait sa fatigue et sa faim.
Aller mourir dans son pauvre village,
Revoir le Rhône, aspirer l’air en feu,
Se retrouver dans le doux paysage
Du vieux château, c’était son dernier vœu.
Songes lointains, spectres des jours prospères,
Vous vous levez quand la mort vient à nous !
Pour nous saisir, poussières de nos pères,
Vous attirez nos atomes vers vous.
Il arriva. Le terme du voyage
Vit le vieillard pâlir et chanceler ;
Et jusqu’au jour, comme épuisé par l’âge,
Dans le moulin il dormit sans parler.
Mais avec l’aube il s’éveille, il s’élance,
Il va frapper à chaque seuil connu ;
Il crie à tous : « Dieu me ramène en France,
« C’est moi ! c’est Jean qui vous suis revenu ! »
Nul n’accourait fêter son arrivée ;
Plus un ami, pas un toit familier ;
Des enfants seuls la bruyante couvée
Dans le village escorte le troupier.
Il marche ainsi, triste, de porte en porte,
Sans éveiller l’écho d’un souvenir.
Depuis longtemps sa Jeanneton est morte ;
Mort est leur fils. — À quoi bon revenir ? —
Quelques vieillards se rappellent à peine
Le petit Jean, comme eux devenu vieux,
Et le château qui dominait la plaine
Ne dresse plus ses deux tours dans les cieux :
Serre et jardin sont de blanches usines.
Comment donc vivre ? Il cherche du travail.
Durant l’été, sur les hautes collines
Le pauvre Jean va menant le bétail ;
Durant l’hiver, parfois il vit d’aumône.
Si l’on remplit sa pipe il est joyeux ;