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DE GUSTAVE FLAUBERT.

qui se lève au soleil, s’endort comme les poules, boit l’eau des torrents, etc. Il me faut une vie factice et des milieux en tout extraordinaires. Ce n’est point un vice d’esprit, mais toute une constitution de l’homme. Reste à savoir, après tout, si ce que l’on appelle le factice n’est pas une autre nature. L’anormalité est aussi légitime que la règle.

Je viens de finir le Périclès de Shakespeare. C’est atrocement difficile et prodigieusement gaillard. Il y a des scènes de bordel où ces dames et ces messieurs parlent un langage peu académique ; c’est agréablement bourré de plaisanteries obscènes. Mais quel homme c’était ! Comme tous les autres poètes, et sans en excepter aucun, sont petits à côté et paraissent légers surtout. Lui, il avait les deux éléments, imagination et observation, et toujours large ! toujours ! « Nés pour la médiocrité, nous sommes accablés par les esprits sublimes. » C’est bien là le cas de le dire. Il me semble que, si je voyais Shakespeare en personne, je crèverais de peur.

Je vais me mettre, quand je t’aurai vue, à Sophocle, que je veux savoir par cœur. La bibliothèque d’un écrivain doit se composer de cinq à six livres, sources qu’il faut relire tous les jours. Quant aux autres, il est bon de les connaître et puis c’est tout. Mais c’est qu’il y a tant de manières différentes de lire, et cela demande aussi tant d’esprit que de bien lire !

Ah ! enfin, dans quelques jours nous nous verrons donc ; il me semble que je t’embrasserai de bien bon cœur et que cela nous sera bon, pauvre chère Louise.