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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Rien ne plaît davantage à certains esprits français, raisonnables, peu ailés, esprits poitrinaires à gilet de flanelle, que cette régularité tout extérieure qui indigne si fort les gens d’imagination. Le bourgeois se rassure à la vue d’un gendarme et l’homme d’esprit se délecte à celle d’un critique ; les chevaux hongres sont applaudis par les mulets. Donc, de quelle puissance d’embêtement pour nous n’est-il pas armé, le double entraveur qui a, tout à la fois, dans ses attributions, le sabre du gendarme et les ciseaux du critique ! Augier, sans doute, croit faire quelque chose de très bien, acte de goût, rendre des services. La censure, quelle qu’elle soit, me paraît une monstruosité, une chose pire que l’homicide ; l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur la conscience du genre humain, et la malédiction des Juifs n’a peut-être pas d’autre signification : ils ont crucifié l’homme-parole, voulu tuer Dieu. Les républicains, là-dessus, m’ont toujours révolté. Pendant dix-huit ans, sous Louis-Philippe, de quelles déclamations vertueuses n’a-t-on pas [été] étourdi ! Qu’est-ce qui a jeté les plus lourds sarcasmes à toute l’école romantique, qui ne réclamait en définitive, comme on dirait maintenant, que le libre échange ! Ce qu’il y a de comique ensuite, ce sont les grands mots : « Mais que deviendrait la société ? » et les comparaisons : « laissez-vous jouer les enfants avec des armes à feu ? » Il semble à ces braves gens que la société tout entière tienne à deux ou trois chevilles pourries et que, si on les retire, tout va crouler. Ils la jugent (et cela d’après les vieilles idées) comme un produit factice de l’homme, comme une œuvre