Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 4.djvu/237

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
231
DE GUSTAVE FLAUBERT.

qu’on a renoncé aux passions actives. Quelle vanité ! Il est plus facile de devenir millionnaire et d’habiter des palais vénitiens pleins de chefs-d’œuvre que d’écrire une bonne page et d’être content de soi. J’ai commencé un roman antique, il y a deux mois, dont je viens de finir le premier chapitre ; or je n’y trouve rien de bon, et je me désespère là-dessus jour et nuit sans arriver à une solution. Plus j’acquiers d’expérience dans mon art, et plus cet art devient pour moi un supplice : l’imagination reste stationnaire et le goût grandit. Voilà le malheur. Peu d’hommes, je crois, auront autant souffert que moi par la littérature. Je vais rester, encore pendant deux mois à peu près, dans une solitude complète, sans autre compagnie que celle des feuilles jaunes qui tombent et de la rivière qui coule. Le grand silence me fera du bien, espérons-le ! Mais si vous saviez comme je suis fatigué par moments ! Car moi qui vous prêche si bien la sagesse, j’ai comme vous un spleen incessant, que je tâche d’apaiser avec la grande voix de l’Art ; et quand cette voix de sirène vient à défaillir, c’est un accablement, une irritation, un ennui indicibles. Quelle pauvre chose que l’humanité, n’est-ce pas ? Il y a des jours où tout m’apparaît lamentable, et d’autres où tout me semble grotesque. La vie, la mort, la joie et les larmes, tout cela se vaut, en définitive. Du haut de la planète Saturne, notre Univers est une petite étincelle. Il faut tâcher, je le sais bien, d’être par l’esprit aussi haut placé que les étoiles. Mais cela n’est pas facile, continuellement.

Avez-vous remarqué comme nous aimons nos douleurs ? Vous vous cramponnez à vos idées re-