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DE GUSTAVE FLAUBERT.

sommes deux ombres courant l’une après l’autre, tandis que nous pourrions devenir deux êtres se confondant.

Je vous plains de la mort de votre amie. Ça n’est pas gai de perdre les gens qu’on aime. En ai-je déjà enseveli, moi ! J’ai fait souvent la veillée ! L’homme que j’ai le plus aimé m’est resté à demi dans les mains. Quand une fois on a baisé un cadavre au front, il vous en reste toujours sur les lèvres quelque chose, une amertume infinie, un arrière-goût de néant que rien n’efface. Il faut regarder les étoiles et dire : « J’irai peut-être ». Mais la manière dont parlent de Dieu toutes les religions me révolte, tant elles le traitent avec certitude, légèreté et familiarité. Les prêtres surtout, qui ont toujours ce nom-là à la bouche, m’agacent. C’est une espèce d’éternuement qui leur est habituel : la bonté de Dieu, la colère de Dieu, offenser Dieu, voilà leurs mots. C’est le considérer comme un homme et, qui pis est, comme un bourgeois. On s’acharne encore à le décorer d’attributs, comme les sauvages mettent des plumes sur leur fétiche. Les uns peignent l’infini en bleu, les autres en noir. Cannibales que tout cela. Nous en sommes encore à brouter de l’herbe et à marcher à quatre pattes, malgré les ballons. L’idée que l’humanité se fait de Dieu ne dépasse pas celle d’un monarque oriental entouré de sa cour. L’idée religieuse est donc en retard de plusieurs siècles sur l’idée sociale, et il y a des tas de farceurs qui font semblant de se pâmer d’admiration là devant.