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CORRESPONDANCE

632. À MADAME ROGER DES GENETTES.
[1859-1860 ? ]

[…] Votre lettre de ce matin m’a fait longuement réfléchir. J’aime mieux ces cris vrais que des efforts pour rire et plaisanter ; car vous ignorez complètement ce que c’est que la joie. Cette énergie, ce don naturel vous manque. Pleurez donc en liberté sur le cœur de votre ami, il tâchera d’essuyer vos larmes, quoique vos injustices le blessent. Vous ne me connaissez pas, dites-vous, pas plus qu’une langue dont on écrit à peine quelques mots ? Et pourtant, que vous ai-je caché ? Il me semble que je suis naturellement ouvert. Rien n’est moins compliqué que mon esprit. Mais le monde et le catholicisme vous ont gâtée. Vous êtes pleine de sophismes et de sentiments troubles qui vous empêchent de voir le Vrai. Le bon Dieu vous avait faite meilleure et c’est à cause de cela que je vous aime, car vous avez dû horriblement souffrir, et vous souffrez encore, pauvre chère amie ! J’ai la présomption de vous connaître, moi. Or, j’entrevois dans votre vie et dans votre âme des abîmes d’ennui et de misères, une solitude, un Sahara éternel que vous parcourez incessamment. Je ne connais personne d’aussi profondément sceptique que vous et vous vous torturez dans tous les sens pour essayer de croire. Je vous irrite horriblement, et c’est peut-être pour cela que vous tenez à moi. Je vous reproche de m’avoir traité comme tout le monde quand je vous aimais comme personne ne vous aimera.