Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 5.djvu/276

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
270
CORRESPONDANCE

896. À GEORGE SAND.
[Croisset] Nuit de mercredi [23-24. janvier 1867].

J’ai suivi vos conseils, chère maître, j’ai fait de l’exercice !!!

Suis-je beau, hein ?

Dimanche soir, à 11 heures, il y avait un tel clair de lune sur la rivière et sur la neige que j’ai été pris d’un prurit de locomotion et je me suis promené pendant deux heures et demie, me montant le bourrichon, me figurant que je voyageais en Russie ou en Norvège. Quand la marée est venue et a fait craquer les glaçons de la Seine et l’eau gelée qui couvrait les cours, c’était, sans blague aucune, superbe. Alors j’ai pensé à vous et je vous ai regrettée.

Je n’aime pas à manger seul. Il faut que j’associe l’idée de quelqu’un aux choses qui me font plaisir. Mais ce quelqu’un est rare. Je me demande, moi aussi, pourquoi je vous aime. Est-ce parce que vous êtes un grand homme ou un être charmant ? Je n’en sais rien. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’éprouve pour vous un sentiment particulier et que je ne peux pas définir.

Et à ce propos, croyez-vous (vous qui êtes un maître en psychologie) qu’on aime deux personnes de la même façon ? et qu’on éprouve jamais deux sensations identiques ? Je ne le crois pas, puisque notre individu change à tous les moments de son existence.

Vous m’écrivez de belles choses sur « l’affection désintéressée ». Cela est vrai, mais le contraire