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DE GUSTAVE FLAUBERT.

1136. À LA PRINCESSE MATHILDE.
Dimanche [23 octobre 1870].

Avez-vous reçu une lettre de moi qui a dû vous parvenir par voie d’Angleterre ? Je sais par une que j’ai reçue, ce matin, de M. Dubois de l’Estang, que, jusqu’à présent, je peux vous écrire directement.

Que voulez-vous que je vous dise ? Je suis comme vous, je meurs de chagrin et vous n’êtes pas une des moindres causes de ce chagrin. Quelle tristesse ! quelle misère ! quelles malédictions ! Tout dépend du tempérament et de la sensibilité des gens. Bien d’autres sont plus à plaindre que moi. Mais pas un, j’en suis sûr, ne souffre autant. J’ai le sentiment de la Fin d’un monde. Quoi qu’il advienne, tout ce que j’aimais est perdu. Nous allons tomber, quand la guerre sera finie, dans un ordre de choses exécrable pour les gens de goût.

Je suis encore plus écœuré par la bêtise de cette guerre qu’indigné par ses horreurs ; et elles sont nombreuses, cependant, et fortes !

Ici, nous attendons de jour en jour la visite des Prussiens. Quand sera-ce ? Quelle angoisse ! Je suis seul, avec ma mère qui vieillit d’heure en heure au milieu d’une population stupide, et assailli par des bandes de pauvres. Nous en avons jusqu’à 400 (je dis 400) par jour. Ils font des menaces ; on est obligé de fermer les volets en plein jour. C’est joli ! La milice que je commande est tellement indisciplinée que j’ai donné ma démission ce matin. Mais toutes les communes, Dieu merci,