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CORRESPONDANCE

semaine. Si je ne vous renvoie pas directement votre cahier, c’est que j’ai peur qu’il ne soit abîmé par la poste.

Comme il est peu probable que j’aille moi-même au Vaudreuil, je vous écris au lieu de vous parler.

La sincérité m’oblige à vous dire que le placement de votre œuvre me paraît difficile, sinon impossible. Les journaux regorgent de copie et aucun éditeur ne prendra la vôtre.

Vous avez une grande imagination, beaucoup d’acquis déjà et une instruction historique précoce. Vous êtes jeune ; travaillez longtemps dans la solitude et sans espoir de récompense, sans idée de publier. Faites comme moi ! J’avais 37 ans quand j’ai imprimé Madame Bovary. Vous êtes perdu si vous pensez à tirer de vos œuvres un profit quelconque. Il ne faut songer qu’à l’Art en soi et à son perfectionnement individuel. Tout le reste s’ensuit.

Et ne croyez pas que la vie d’un homme de lettres comme moi soit « semée de fleurs ». Votre illusion est complète.

Je vous le répète : si vous aimez réellement la littérature, faites en pour vous d’abord et lisez les classiques. Vous avez lu trop de livres modernes ; on en voit le reflet dans votre œuvre. Exercez-vous à écrire des choses que vous ayez senties personnellement, à décrire les milieux qui vous sont familiers.

Mes paroles sont rudes mais franches. Je vous estime, vous honore et vous serre cordialement la main.