Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/143

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province, s’y enfonçait ; et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. À force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l’avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l’avait presque tarie, si bien que Mme  Arnoux était pour lui comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.

Un jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L’adresse, en gros caractères, était d’une écriture inconnue ; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut :

« Justice de paix du Havre. IIIe arrondissement.
« Monsieur,

« M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat… »

Il héritait !

Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise ; il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu’il rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.

Il était tombé de la neige ; les toits étaient blancs ; et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l’avait fait trébucher la veille au soir.

Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus vrai ! toute la fortune de l’oncle ! Vingt-sept mille livres de rente ! — et une joie frénétique le boule-