Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/16

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Un quart d’heure après, il eut envie d’entrer comme par hasard dans la cour des diligences. Il la verrait encore, peut-être ?

« À quoi bon ? » se dit-il.

Et l’américaine l’emporta. Les deux chevaux n’appartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté celui de M. Chambrion, le receveur, pour l’atteler auprès du sien. Isidore, parti la veille, s’était reposé à Bray jusqu’au soir et avait couché à Montereau, si bien que les bêtes, rafraîchies, trottaient lestement.

Des champs moissonnés se prolongeaient à n’en plus finir. Deux lignes d’arbres bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient ; et peu à peu, Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil et les autres pays, tout son voyage lui revint à la mémoire, d’une façon si nette qu’il distinguait maintenant des détails nouveaux, des particularités plus intimes ; sous le dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en soie, de couleur marron ; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.

Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n’aurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L’univers venait tout à coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où l’ensemble des choses convergeait ; — et, bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi closes, le regard dans les nuages, il s’abandonnait à une joie rêveuse et infinie.

À Bray, il n’attendit pas qu’on eût donné l’avoine, il alla devant, sur la route, tout seul.