Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/315

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vouloir qu’il gardait. Par délicatesse, cependant, il atteignit la clef de son secrétaire.

Sénécal le prévint.

— Merci !

Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie, les croix d’honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet, les affaires Drouillard49 et Bénier, scandales de l’époque, déclama contre les bourgeois et prédit une révolution.

Un crid japonais suspendu contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta sur le canapé, avec un air de dégoût.

— Allons, adieu ! Il faut que j’aille à Notre-Dame de Lorette.

— Tiens ! pourquoi ?

— C’est aujourd’hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac50. Il est mort à l’œuvre, celui-là ! Mais tout n’est pas fini !… Qui sait ?

Et Sénécal tendit sa main, bravement.

— Nous ne nous reverrons peut-être jamais ! adieu !

Cet adieu, répété deux fois, son froncement de sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel, surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt n’y pensa plus.

Dans la même semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur l’État, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la Bourse.

Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les théâtres et tâchait de se distraire,