Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/632

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« Lui aussi (Martinon) pensait qu’il fallait « se rallier franchement à la République », et il parla de son père laboureur, faisait le paysan, l’homme du peuple »[1].

Au moment des journées de Juin, c’est la pleine panique. Alors les légendes les plus effarantes et les plus stupides se donnent libre cours : « Elle (Mme  de Larsillois) tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à l’heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés. Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles ; on croyait que des hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg-Saint-Germain ; des rumeurs s’échappaient des caves ; il se passait aux fenêtres des choses suspectes »[2].

Puis c’est la répression féroce : « Ils (les gardes nationaux) furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et, en dépit de la victoire, l’égalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes… »[3].

Les salons conservateurs retentissent de calomnies ridicules contre les républicains ; ce sont les échos des pamphlets de la rue de Poitiers : « Louis Blanc, d’après Fumichon, possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers. — Moi, ce que je trouve drôle, dit Nonancourt, c’est Ledru-Rollin chassant dans les domaines de la Couronne ! — Il doit vingt-mille francs à un orfèvre, ajouta Cisy… »[4].

La bourgeoisie avait peur de la République, mais ne savait par quoi ou par qui la remplacer. Son imagination troublée lui fabriquait des sauveurs d’un jour, idoles qu’elle renversait le lendemain. « M. Dambreuse, tel qu’un baromètre, en exprimait constamment la dernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu’il citât ce mot d’un homme du peuple : « Assez de lyre ! » Cavaignac n’était plus, à ses yeux, qu’un traître. Le Président, qu’il avait admiré pendant trois mois, commençait à déchoir dans son estime (ne lui trouvant pas « l’énergie nécessaire ») ; et, comme il lui fallait toujours un sauveur, sa reconnaissance, depuis l’affaire du Conservatoire, appartenait à Changarnier : « Dieu merci, Changarnier… Espérons que Changarnier… Oh ! rien à craindre tant que Changarnier… »[5].

  1. L’Éducation sentimentale, p. 426.
  2. Idem, p. 488 et 489.
  3. Idem, p. 483.
  4. Idem, p. 492.
  5. Idem, p. 521 et 522.