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Pour le 2 décembre Flaubert semble avoir tiré bon parti de ses souvenirs personnels. En quelques lignes sobres il donne la note des événements :

« Comment ! est-ce qu’on ne va pas se battre ? » dit Frédéric à un ouvrier.

« L’homme en blouse lui répondit : « Pas si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu’ils s’arrangent ! »

« Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien : « Canailles de socialistes ! Si on pouvait cette fois les exterminer »[1].

Sur l’état d’esprit des ouvriers au 2 décembre, rapprochons du témoignage de Flaubert celui d’Eugène Ténot : « Nourrissant… depuis juin, de profondes rancunes contre la bourgeoisie qui s’était montrée impitoyable contre eux, ils ne jugèrent pas devoir se préoccuper outre mesure de ce qui leur parut, au premier abord, une simple querelle entre Louis-Napoléon et les classes moyennes »[2].

Il nous a montré de façon excellente l’influence de la Révolution française sur la jeune génération de 1840 à 1848. Les ouvrages de Thiers, de Mignet, et surtout les Girondins de Lamartine avaient donné un regain de mode à tout ce qui touchait à la Révolution. Cette jeunesse, dégoûtée d’un présent qu’elle trouvait plat, se faisait un idéal d’avenir tout d’action à l’image de 1789 et de 1793.

Lamartine rappelait avec complaisance une parole de Talleyrand lui prédisant qu’il serait le Mirabeau d’une nouvelle révolution[3]. Combien d’autres, aussi ambitieux et plus obscurs, se taillaient des rôles à l’avance dans la future révolution et s’apprêtaient à jouer les conventionnels ou les généraux « de vingt ans ».

Deslauriers et Frédéric se confient leurs projets, Deslauriers les mêle aussitôt à une idée de révolution : « … Patience ! un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de subtilités, de mensonges ! »[4].

Plus tard la vue du Palais-Royal provoque chez lui cette évocation de la Révolution française : « Ah ! c’était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu’à présent… Il

  1. L’Éducation sentimentale, p. 597.
  2. Eugène Ténot. Paris en décembre 1851, p. 132.
  3. Thureau-Dangin, t. V, p. 144.
  4. L’Éducation sentimentale, p. 22.