Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/74

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haute encore, et, après un silence, termina par un point d’orgue.

Rosenwald n’abandonna pas le piano. Il continua de jouer, pour lui-même. De temps à autre, un des convives disparaissait. À onze heures, comme les derniers s’en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de le reconduire. Il était de ces gens qui se disent malades quand ils n’ont pas fait leur tour après dîner.

Mme Arnoux s’était avancée dans l’antichambre, Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ; elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau.

Il quitta ses amis ; il avait besoin d’être seul. Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Était-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? « Allons donc ! je suis fou ! » Qu’importait d’ailleurs, puisqu’il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère.

Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu’elle vécût ! Il n’avait plus conscience du milieu, de l’espace, de rien ; et, battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu, entraîné. Un air humide l’enveloppa ; il se reconnut au bord des quais.