Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/75

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l’eau. Elle était de couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait soutenu par les grandes masses d’ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve. Des édifices, que l’on n’apercevait pas, faisaient des redoublements d’obscurité. Un brouillard lumineux flottait au delà, sur les toits ; tous les bruits se fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait.

Il s’était arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait l’air. Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose d’intarissable, un afflux de tendresse qui l’énervait, comme le mouvement des ondes sous ses yeux. À l’horloge d’une église, une heure sonna, lentement, pareille à une voix qui l’eût appelé.

Alors, il fut saisi par un de ces frissons de l’âme où il vous semble qu’on est transporté dans un monde supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l’objet, lui était venue. Il se demanda, sérieusement, s’il serait un grand peintre ou un grand poète ; et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le rapprocheraient de Mme  Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son existence était clair maintenant, et l’avenir infaillible.

Quand il eut refermé sa porte, il entendit quelqu’un qui ronflait, dans le cabinet noir, près de la chambre. C’était l’autre. Il n’y pensait plus.

Son visage s’offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau, et resta une minute à se regarder.