Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/212

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hors des conditions humaines. Il se sentait, à côté d’elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s’échappant de ses ciseaux.

Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, — tout lui paraissant plus facile que d’affronter son dédain.

D’ailleurs, les enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces faisaient d’insurmontables obstacles. Donc, il résolut de la posséder à lui seul, et d’aller vivre ensemble bien loin, au fond d’une solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu, au bord de quelle plage assez douce, si ce serait l’Espagne, la Suisse ou l’Orient ; et, choisissant exprès les jours où elle semblait plus irritée, il lui disait qu’il faudrait sortir de là, imaginer un moyen, et qu’il n’en voyait pas d’autre qu’une séparation. Mais, pour l’amour de ses enfants, jamais elle n’en viendrait à une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son respect.

Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite de la veille, à désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers neuf heures, il se postait au coin de la rue ; et, dès qu’Arnoux avait tiré la grande porte, Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d’un air ingénu :

— « Monsieur est là ? »

Puis faisait l’homme surpris de ne pas le trouver.

Arnoux, souvent, rentrait à l’improviste. Alors, il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait maintenant Regimbart.

Le Citoyen commençait par articuler contre la Couronne quelque nouveau grief. Puis ils causaient, en se disant amicalement des injures ; car le fabricant tenait Regimbart pour un penseur de haute volée, et, chagriné de voir tant de moyens perdus, il le taquinait sur sa paresse. Le Citoyen jugeait Arnoux plein de cœur et d’imagination, mais décidément trop immoral ; aussi le