Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/213

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traitait-il sans la moindre indulgence et refusait même de dîner chez lui, parce que « la cérémonie l’embêtait. »

Quelquefois, au moment des adieux, Arnoux était pris de fringale. Il « avait besoin » de manger une omelette ou des pommes cuites ; et, les comestibles ne se trouvant jamais dans l’établissement, il les envoyait chercher. On attendait. Regimbart ne s’en allait pas, et finissait, en grommelant, par accepter quelque chose.

Il était sombre néanmoins, car il restait pendant des heures, en face du même verre à moitié plein. La Providence ne gouvernant point les choses selon ses idées, il tournait à l’hypocondriaque, ne voulait même plus lire les journaux, et poussait des rugissements au seul nom de l’Angleterre. Il s’écria une fois, à propos d’un garçon qui le servait mal :

— « Est-ce que nous n’avons pas assez des affronts de l’Étranger ! »

En dehors de ces crises, il se tenait taciturne, méditant « un coup infaillible pour faire péter toute la boutique ».

Tandis qu’il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d’une voix monotone et avec un regard un peu ivre, contait d’incroyables anecdotes où il avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute à des ressemblances profondes), éprouvait un certain entraînement pour sa personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant qu’il aurait dû le haïr, au contraire.

Arnoux se lamentait devant lui sur l’humeur de sa femme, son entêtement, ses préventions injustes. Elle n’était pas comme cela autrefois.

— « À votre place », disait Frédéric, « je lui ferais une pension, et je vivrais seul. »

Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après, entamait son éloge. Elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse ; et, passant à ses qualités corporel-