Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée


— « Oh ! ne te gêne pas ! » dit Frédéric. « Si tu avais ce soir quelque chose d’important… »

— « Allons donc ! Je serais un fier misérable… »

Cette épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein cœur, comme une allusion outrageante.

Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.

— « Tu me traites comme un roi, ma parole ! »

Ils causèrent de leur passé, de l’avenir ; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table, en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était brillante.

Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l’habit auquel il avait donné un coup de fer.

— « On croirait que tu vas te marier », dit Deslauriers.

Une heure après, un troisième individu survint et retira d’un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du provincial.

— « Monsieur n’a besoin de rien ? »

— « Merci », répliqua le Clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.

Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il s’écria, comme saisi par une idée :

— « Ah ! saprelotte, j’oubliais ! »

— « Quoi donc ? »

— « Ce soir, je dîne en ville ! »

— « Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m’en parles-tu jamais dans tes lettres ? »

Ce n’était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.

— « Tu aurais dû m’avertir ! » dit Deslauriers. « Je serais venu un jour plus tard. »