Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale (1891).djvu/58

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— « Impossible ! » répliqua brusquement Frédéric.

« On ne m’a invité que ce matin, tout à l’heure. »

Et, pour racheter sa faute et en distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de sa toilette.

— « Tu as bien le temps ! » dit l’autre.

Enfin, il s’habilla, il partit.

— « Voilà les riches ! » pensa Deslauriers.

il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu’il connaissait.

Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et le fit entrer.

L’antichambre, décorée à la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On n’avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir tout au fond.

Mlle Marthe vint dire que sa maman s’habillait. Arnoux l’enleva jusqu’à la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis, voulant choisir lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec l’enfant.

Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe, plus bouffante que le jupon d’une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un chat.