Page:Flaubert - Madame Bovary, Conard, 1910.djvu/615

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

« Elle revint ; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Paul, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillarbois ; rue Maladrerie, rue Dinandrie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, devant la Douane, à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière monumental ! De temps à autre, le cocher, sur son siège, jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois ; et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, s’accrochant par-ci, par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.

« Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.

« Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent, et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleurs.

« Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine ; et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.

« En arrivant à l’auberge, Mme Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller.

« Rien pourtant ne la forçait à partir ; mais elle avait donné sa parole qu’elle reviendrait le soir même. D’ailleurs Charles l’attendait ; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est pour bien des femmes comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère. »

M. Flaubert me fait remarquer que le ministère public lui a reproché cette dernière phrase.

M. l’Avocat impérial. Non, je l’ai indiquée.

Me Sénard. Ce qui est certain, c’est que s’il y avait un reproche, il tomberait devant ces mots : « le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère ». Au surplus, cela pourrait faire la matière d’un reproche tout aussi fondé que les autres ; car dans tout ce que vous avez reproché, il n’y a rien qui puisse se soutenir sérieusement.