Page:Flaubert - Madame Bovary, Conard, 1910.djvu/614

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« Ceci n’est pas convenable, nous allons le supprimer. » Flaubert s’est offensé de la suppression. Il n’a pas voulu qu’elle eût lieu sans qu’une note fût placée au bas de la page. C’est lui qui a exigé la note. C’est lui qui, pour son amour-propre d’auteur, ne voulant pas que son œuvre fût mutilée, ni que d’un autre côté il y eût quelque chose qui donnât des inquiétudes à la Revue, a dit : « Vous supprimerez si bon vous semble, mais vous déclarerez que vous avez supprimé ; » et alors on convint de la note suivante :

« La direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la rédaction de la Revue de Paris ; nous en donnons acte à l’auteur. »

Voici le passage supprimé, je vais vous le lire. Nous en avons une épreuve, que nous avons eu beaucoup de peine à nous procurer. En voici la première partie, qui n’a pas une seule correction ; un mot a été corrigé sur la seconde :

« Où allons-nous ? — Où vous voudrez, dit Léon poussant Emma dans la voiture. Les stores s’abaissèrent, et la lourde machine se mit en route.

« Elle descendit la rue du Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf, et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.

« — Continuez ! fit une voix qui sortait de l’intérieur.

« La voiture repartit, et se laissant, dès le carrefour Lafayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

« — Non ! tout droit ! cria la même voix.

« Le fiacre sortit des grilles, et bientôt arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.

« Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, — et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.

« Mais, tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la grande chaussée, la rue d’Elbœuf, et fit sa troisième halte devant le Jardin des Plantes.

« — Marchez donc ! s’écria la voix plus furieusement.

« Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars, et derrière les jardins de l’Hôpital où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le mont Riboudet jusqu’à la côte de Deville !