Page:Flaubert - Notes de voyages, I.djvu/23

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
20
NOTES DE VOYAGES.

Il nous a montré le côté des hommes et le côté des femmes  ; il nous a nommé les tombes les plus fraîches, en se vantant de tout le mal qu’il a eu et de tout l’ouvrage qu’il a fait depuis plus de 30 ans qu’il ensevelit les gens du pays. — Sérieux de sa profession, sans pédantisme, comme une chose naturelle et pourtant digne de remarque. Ô Shakespeare  ! — Sa grande fille, qui nous avait demandé l’aumône dans la rue nous accompagnait, l’air d’une gueuse. — Le cimetière est tout ravagé et sens dessus dessous. Comme il finissait par devenir trop étroit, il a été obligé de déterrer les anciens, de creuser une espèce de fosse et de les y jeter pour faire de la place aux nouveaux. Il m’a ouvert la porte de ce local, et j’ai vu un monceau d’os entassés les uns sur les autres, à une hauteur d’environ 12 à 15 pieds sur une soixantaine au moins de large. Le sans-façon avec lequel ils avaient été jetés là avait quelque chose de pittoresque et d’amer qui plaisait fort  ; c’était une de ces ironies ingénues que l’on payerait cher pour l’avoir inventée.

En revenant à l’hôtel, descente par des rues escarpées. À sa fenêtre regardait une enfant de 15 ans, figure ovale, teint rouge et olivâtre tout à la fois, chevelure noire crépue, un peu soulevée des tempes, retenue par un cordon  ; bouche mince et fine garnie de perles dans le sourire  ; expression grave de colère  ; ensemble d’intelligence, de volupté, de férocité et de douceur : c’est la seule jeune fille que j’aie trouvée belle  ; elle était penchée sur le rebord de sa fenêtre, nu-bras dans sa grosse chemise de toile un peu jaunâtre, et nous regardait passer  ; toute sa tête avait l’air en sueur.