Page:Flaubert - Par les champs et par les grèves.djvu/131

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mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la formation du granit, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l’océan et, dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous eussions voulu que notre âme, s’irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au soleil de l’éternité ses métamorphoses.

Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d’idées ; ce qui dépasse la mesure le fatigue ou le grise ; c’est l’idiotisme de l’ivrogne, c’est la folie de l’extatique. Ah ! que notre verre est petit, mon Dieu ! que notre soif est grande ! que notre tête est faible !

Ce soir-là nous n’avions plus la nôtre parfaitement d’aplomb sur les épaules ; nous nous en revenions animés, émus, presque furieux, le cœur battant, les nerfs vibrant comme les cordes d’une harpe que l’on a trop pincées ; nous nous sentions le corps fatigué, le cerveau étourdi, tandis qu’au contraire nos jarrets, saccadant leurs mouvements, d’eux-mêmes nous poussaient en avant et nous faisaient presque bondir. Lorsque nous rentrâmes dans la ville dont on allait fermer les portes, il y avait quatorze heures que nous marchions, nos pieds sortaient par nos souliers et