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Page:Flaubert - Salammbô.djvu/392

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saient, comme des fils de pourpre, entre les poils de leurs bras et de leurs visages.

Les colères de leurs compagnons morts leur revenaient à l’âme et multipliaient leur vigueur ; ils sentaient confusément qu’ils étaient les desservants d’un dieu épandu dans les cœurs d’opprimés, et comme les pontifes de la vengeance universelle ! Puis la douleur d’une injustice exorbitante les enrageait, et surtout la vue de Carthage à l’horizon. Ils firent le serment de combattre les uns pour les autres jusqu’à la mort.

On tua les bêtes de somme et l’on mangea le plus possible, afin de se donner des forces ; ensuite ils dormirent. Quelques-uns prièrent, tournés vers des constellations différentes.

Les Carthaginois arrivèrent dans la plaine avant eux. Ils frottèrent le bord des boucliers avec de l’huile pour faciliter le glissement des flèches ; les fantassins, qui portaient de longues chevelures, se les coupèrent sur le front, par prudence ; et Hamilcar, dès la cinquième heure, fit renverser toutes les gamelles, sachant qu’il est désavantageux de combattre l’estomac trop plein. Son armée montait à quatorze mille hommes, le double environ de l’armée barbare. Jamais il n’avait éprouvé une pareille inquiétude ; s’il succombait, c’était l’anéantissement de la République et il périrait crucifié ; s’il triomphait au contraire, par les Pyrénées, les Gaules et les Alpes il gagnerait l’Italie, et l’empire des Barca deviendrait éternel. Vingt fois pendant la nuit il se releva pour surveiller tout, lui-même, jusque dans les détails les plus minimes. Quant aux Carthaginois, ils étaient exaspérés par leur longue épouvante.