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LA CARABASSAÏRE

Nouvelle inédite
par
Rodolphe Bringer


Elle était si jolie avec son teint d’ambre blond, ses yeux couleur d’aigue marine, sa bouche savoureuse et fraîche comme un beau fruit, et cette sombre chevelure qui paraissait trop lourde pour sa petite tête, que, dès qu’il la vit, le poète Jean des Sèbes en tomba follement amoureux.

Ce n’était qu’une carabassaïre, une de ces habitantes de roulotte qui courent les votes et que l’on entrevoit à chaque fête de village devant un tir à la carabine ou derrière un de ces vire-vire où l’on gagne des verres grossiers pleins de pralines.

Mais celle-là appartenait à l’aristocratie du voyage. Son père était un gros bonnet parmi les forains et ne possédait pas moins de trois loges : lui, tenait le tir, un superbe tir électrique plein de figures découpées, où l’on voit un zouave qui joue du tambour quand on fait mouche ou bien la prise de Tuyen-Quan ; à côté, la mère veillait sur un jeu de massacre ; et elle, ne s’occupait que de carabasse tournant la roue de la fortune dont le numéro gagnant a droit à un splendide objet de porcelaine ou de cristal bien tintant.

Certainement, elle n’avait pas plus de dix-huit ans ; grande, élancée, la poitrine saillante, les reins cambrés et des extrémités fines et délicates, des mains et des pieds d’enfant, en véritable fille d’Arles qu’elle était, descendante de ces Sarrasins maudits qui, s’ils ont tant fait de ravages en Provence, ont du moins légué l’élégance et la noblesse de leur forme à nos jolies filles du Midi.

Et c’est surtout cela qui emballa Jean des Sèbes, ces trois signes distinctifs de la pureté de la race d’Arles : le cheveu, la main et le pied.

Ce n’était pas un type ordinaire que Jean des Sèbes ; d’abord, il était poète comme d’autres sont vétérinaires ou agents voyers, non point par hasard, comme il advient aux poètes ordinaires, mais par destination et de par la volonté expresse de son père qui l’avait élevé à cette seule fin.

Si jamais vous allez à Cairane, qui est un village du Comtat regardant tranquillement couler l’Aygues du haut d’une colline abrupte, avant de traverser la rivière, vous verrez au milieu des vignes un petit mamelon tout couvert de pins, au milieu duquel s’élève une maisonnette du plus pur Louis XV.

Au temps passé, quelque galant châtelain des environs dut faire élever là ce pavillon, où avec des amis il devait venir se divertir. Les révolutions passèrent, les châteaux tombèrent, mais le pavillon demeura pimpant et joli et devint la propriété de Christophe des Sèbes, le père, qui fut, de son vivant, un grand vigneron devant l’Éternel.

Mais Christophe des Sèbes n’était pas seulement vigneron : cela eût-il suffi à l’occuper, à une époque où la vigne poussait comme le lierre ou le chiendent, où les ceps ne connaissaient aucune de ces maladies à nom barbare qui les accablent aujourd’hui, et où le plus gros travail du vigneron était la vendange ?

Non, le père des Sèbes était félibre, et quand Jean naquit, comme les coffres regorgeaient d’or, que, Dieu merci, le petit avait son pain cuit pour le restant de ses jours, dût-il arriver à l’âge avancé de Mathusalem, le père des Sèbes s’écria :

— Je veux que mon fils soit poète.

C’était un luxe que ce brave homme voulait s’offrir.

Et, en effet, grâce à une savante culture, le jeune Jean des Sèbes s’était épanoui en poète tel que son père n’en avait rêvé de pareil.



C’est à Paris, bien entendu, que le poète avait fleuri, et de quelle magnifique façon, libre, indépendant, superbe. Ah ! ce n’était pas lui qui, écrivassant dans un ministère quelconque, employait ses heures de bureau à rimer des vers réunis en un volume sous la couverture crème de l’homme qui bêche, ou à aligner des alexandrins d’une comédie que l’on porte en tremblant au concierge de l’Odéon ; ce n’était pas lui non plus qui pontifiait entre deux piles de bocks dans les cabarets de Montmartre, en psalmodiant des strophes qui font se pâmer les petites ouvrières. Jean des Sèbes était un poète de serre chaude, et ses vers précieux et colorés comme des orchidées étaient choses rares que les amateurs dégustaient lentement, telles des liqueurs des Îles, et sa poésie tenait moins dans ses œuvres que dans sa vie journalière : à quoi bon faire des vers, quand vos journées ne sont qu’un continuel poème ?

Mais pourquoi vous parler davantage de Jean des Sèbes ? Vous le connaissez tous, car qui ne le connaît pas, et plus de cent fois vous l’avez rencontré si exquis, si charmant, si élégant, que du premier coup vous vous êtes écrié :

— Voilà un poète.