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Donc le poète Jean des Sèbes tomba amoureux de la jolie carabassaïre qui s’appelait Azalaïs, et, comme c’était un garçon qui ne faisait rien comme tout le monde, tout de suite il songea à l’épouser.

Ses amis lui disaient :

— Tu es fou, Jean des Sèbes, toi, le poète millionnaire — car Jean des Sèbes, comme vous le pensez, était millionnaire — toi, le poète millionnaire, épouser une carabassaïre de quatre sous, presque une bohémienne.

— C’est justement parce que je suis heureusement millionnaire que je puis m’offrir le luxe d’épouser une femme qui n’a pas un sou vaillant.

— Mais voici une fille qui n’a ni instruction, ni éducation.

— Est-elle jolie ?

— Certes, plus qu’aucune autre, mais cela suffit-il ?

Et Jean des Sèbes se fâcha.

— Vous êtes tous des brutes. Une seule chose compte dans la femme, la beauté. J’ai chez moi des bibelots rares qui me ravissent l’âme, des ivoires, des bronzes qui vous font pâmer d’aise, des tableaux devant lesquels on penserait à s’agenouiller ; il n’y a donc dans ma maison rien qui ne soit d’un art parfait, et vous voudriez que j’y amène une femme dont la laideur jurerait avec mes merveilles. Vous me faites rire avec votre éducation et votre instruction. Quand ma bohémienne aura une robe de chez Doucet, des chapeaux de la rue de la Paix, et pour deux ou trois cent mille francs de diamants, elle sera aussi bien élevée que qui que ce soit. Quant à son instruction, elle en saura toujours assez pour tenir tête aux perruches parisiennes que nous coudoyons dans tous les salons. Elle est jolie, c’est tout ce que je lui demande ; le reste m’importe peu.

Que vouliez-vous répondre à un garçon qui raisonne de cette façon ? On eut beau dire et beau faire, Jean des Sèbes épousa la petite carabassaïre.

Bien entendu, les parents ne firent aucune objection. C’était pour leur fille un parti inespéré ; pour la petite Azalaïs dont le cœur était encore tout neuf, quand elle vit devant elle ce jeune homme beau comme un dieu — car, bien entendu, le poète Jean des Sèbes était beau comme un dieu, — quand elle apprit que ce poète était millionnaire et qu’elle sut qu’il voulait l’épouser, elle se mit à l’aimer tout à coup avec toute sa fougue de fille du soleil.

Le mariage se fit là-bas dans le petit pavillon, au milieu des pins ; tout le Comtat y était invité, et je ne sais combien on y but de bouteilles de vin cuit et combien on y dansa de farandoles, car la noce ne dura pas moins de quatre jours ; mais, dès le soir, les nouveaux mariés étaient partis pour Paris.

Jean des Sèbes, certes, aurait pu se repentir d’avoir pris femme pour sa seule beauté ; fort heureusement, il se trouva que cette petite Azalaïs avait une âme exquise, et que, fine comme une mouche, tout de suite elle entra de plain-pied dans la vie parisienne.

La première fois que le poète montra sa femme, ce fut à l’Opéra, dans une belle loge, et ce jour-là, je vous jure que l’on lorgna fort peu les jambes des danseuses ; toutes les jumelles étaient braquées vers la loge de Jean des Sèbes, et tout Paris se demandait :

— Quelle est cette idéale personne à côté du poète ?

— Mais c’est sa femme.

— Je vous en donne ma parole d’honneur. Jean des Sèbes s’est marié sans tambour ni trompette, et c’est la véritable et authentique madame Jean des Sèbes qui se trouve à ses côtés.

— Comme elle est belle ! C’est, à coup sûr, quelque princesse des contes de fée.

Ah ! c’est que, toute scintillante de diamants, sur une robe de forme inédite dont son mari avait lui-même dessiné le modèle, la petite Azalaïs était une vraie merveille, et de ce jour elle devint la reine de Paris.

Azalaïs était de toutes les soirées, de tous les garden-party, de tous les five-o’clock, de toutes les premières, de tous les vernissages, et partout on se pressait sur son passage et partout on l’adulait, on la fêtait, et nul ne se doutait que cette femme, d’une si grande beauté et d’une si pure élégance, n’était qu’une petite carabassaïre élevée dans une roulotte, et qui hier encore tournait la roue d’un vire-vire et faisait gagner des objets de porcelaine ou de cristal bien tintant.

Oh ! quel changement dans son existence, et qu’elle devait être heureuse, la petite carabassaïre, éblouie par la splendeur de cette vie de luxe !

Eh bien, détrompez-vous, la petite carabassaïre n’était pas heureuse, et, le soir, quand un à un elle avait enlevé les deux ou trois cent mille francs de diamants qui l’ornaient comme une châsse de sainte et quand elle avait dévêtu ses merveilleuses robes que tout Paris copiait, mais que nulle femme ne savait porter comme elle, la petite carabassaïre s’asseyait dans un fauteuil et, le menton dans ses mains, les coudes sur ses genoux, elle se prenait à réfléchir bien mélancoliquement.



Elle évoquait les jours passés, la roulotte maternelle traînée par deux maigres haridelles où l’on dormait si bien la nuit, les bons dîners préparés en plein vent, la marmite posée sur trois pierres, puis, tous les dimanches, ces votes où, dans ses habits neufs, elle tenait sa carabasse, saluant celui-ci, serrant la main de celui-là, car elle connaissait tout le monde depuis le temps qu’elle courait les routes.

— Ah ! voilà ceux de Sainte-Cécile qui viennent, ou bien ceux de Sérignan, ou les farandoleurs de Courthézon.

Et les gars aux mains rudes lui secouaient les doigts.

— Bonjour, Azalaïs. Comme tu grandis et comme tu deviens bravette !

Car tout le monde la tutoyait.

Le vote durait deux ou trois jours, suivant le pays, puis on remballait tout, on attelait les deux haridelles et, hue, dia, l’on partait pour aller s’installer ailleurs. Et cela durait tout l’été.

Puis, quand la bise s’aigrissait, qu’une à une les feuilles se détachaient des arbres, on faisait comme les hirondelles et l’on cherchait un climat meilleur. On descendait les routes blanches, on s’en allait à Hyères, à Cannes, à Nice et à Menton, où tous les jours sont des votes.

Jean des Sèbes s’apercevait bien que la jeune femme était toute chose, mais pouvait-il deviner la cause de son mal, car il faisait tout ce qu’il pouvait pour la rendre heureuse ?

— Qu’avez-vous, Azalaïs ? disait Jean des Sèbes, quand il la voyait dans cet état.

— Mais je n’ai rien, répondait la jeune femme.

— Si, vous avez quelque chose. Pourquoi ne pas être franche ? Est-ce un bijou que vous avez vu à la