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FIN MOKA

Nouvelle Inédite par Marguerite AUDOUX


Quand Alfred rentra ce soir-là, il vit tout de suite que les enfants étaient déjà couchés et que Louise n’avait pas mis la table pour le dîner. Il posa sa mandoline sur le buffet en même temps qu’un gros rouleau de papiers, et il mit longtemps à accrocher son pardessus au portemanteau qui était cloué sur la porte. Ensuite, il alla embrasser les deux petits qui se dressaient en l’appelant et il revint s’appuyer contre le buffet sans rien dire. Louise enleva l’abat-jour de la lampe pour mieux voir son mari. Elle le fixa de ses yeux vifs et lui dit :

— Eh bien ?

Alfred essaya d’imiter la voix de sa femme en disant sur le même ton :

— Eh bien ?

Et tout en faisant une grimace, il retourna les deux poches de son gilet, et dit :

— Eh bien, voilà !

Louise remit l’abat-jour sur la lampe ; elle ramassa son travail de couture qui avait glissé à terre, et dit d’une voix tranquille, sans regarder Alfred :

— Tu n’as pas d’argent : c’est bien fait. Je voudrais que cela t’arrive tous les jours, tu aurais peut-être plus de courage pour reprendre ton métier, au lieu d’aller vendre des chansons par les rues.

Elle regarda encore son mari, et en lui montrant du doigt la mandoline, elle dit d’un air moitié riant, moitié méprisant :

— Si tu as faim, mange ton jambonneau.

Comme s’il eût craint vraiment que sa mandoline fût en danger d’être mangée, Alfred la prit et alla l’accrocher à un clou au-dessus du lit. Louise reprit en le suivant des yeux :

— Oui, tu la soignes mieux que tes enfants, mais il arrivera bien un jour que je la flanquerai dans le feu, et si elle ne peut nourrir tes petits, elle servira au moins à les chauffer.

Alfred revint près du buffet, et tout en se baissant pour regarder dedans, il rappela à sa femme qu’il lui avait laissé six sous le matin. Alors, Louise perdit patience ; elle haussa sa voix claire pour dire qu’elle avait fait six fois le tour du marché avec ses six sous, et qu’à la fin, elle avait acheté un peu de fromage pour elle et les enfants, et pour lui un radis noir qu’il réclamait depuis longtemps. Elle ajouta qu’elle l’avait même préparé. Elle le désigna dans le buffet ouvert :

— Tiens, là, dans ce bol recouvert d’une assiette.

Alfred prit le bol, et ce fut à son tour de hausser la voix :

— Mais ce n’est pas comme cela qu’on prépare un radis noir : il fallait au moins enlever la pelure.

Et comme Louise disait qu’elle avait fait de son mieux, il cria plus fort :

— On voit bien que Madame n’en mange pas. Si Madame en mangeait, elle aurait pris soin de le préparer proprement.

Il balançait le bol où le radis coupé en morceaux trempait avec du gros sel dans une eau grise. Il l’approcha sous le nez de sa femme :

— Enfin, regarde comme il est appétissant, ton radis noir ! On dirait des jetons d’un jeu de dames.

Et Alfred sortait les rondelles l’une après l’autre et les laissait retomber dans le jus.

Louise ne put s’empêcher de rire en voyant la mine dégoûtée de son mari. Son petit visage mince sembla disparaître, et on ne vit plus que sa bouche trop grande qui laissait voir toutes ses dents. Alfred regardait rire sa femme, et tout à coup, il allongea le bras vers elle et la coiffa du bol. Elle poussa un grand cri, puis elle secoua la tête et envoya rouler le bol qui se brisa, tandis que le radis s’éparpillait autour d’elle. Elle était si drôle avec ses cheveux mouillés et ses ronds de radis dans le chignon, que son mari éclata de rire à son tour.

Mais il ne rit pas longtemps : sa femme sauta sur lui, et de ses petits poings maigres, elle le frappa aux épaules et à la poitrine. Alfred n’y pouvait croire ; il disait, stupéfait :

— Elle me bat !

Et, tout en cherchant à s’éloigner de sa femme, il disait en riant :

— Voyez donc cette araignée ! Si je voulais, je l’écraserais sur le mur avec mon pouce, et c’est elle qui me bat !

Les enfants se mirent à pousser des cris perçants. Aussitôt, Louise lâcha son mari, et après avoir caressé