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les deux petits, elle alla s’asseoir près de la fenêtre, et se mit à pleurer tout bas.

Alfred ramassa les morceaux de radis qu’il jeta dans le feu. Il essuya soigneusement la table et le parquet que l’eau salée avait tachés ; puis il rapporta de la cuisine le filtre à café et une casserole pleine d’eau. Pendant que l’eau chauffait, il retira du filtre une grosse pincée de marc et il en saupoudra le couvercle du poêle. Aussitôt, une fumée âcre et épaisse monta en l’air et se répandit dans toute la chambre. Louise cessa de pleurer pour demander à son mari s’il avait l’intention de les asphyxier. Il répondit sans mauvaise humeur :

— Mais non. Seulement, puisque je n’ai rien à manger, je vais me faire un fin moka.

Louise savait qu’il n’y avait pas de café dans la maison. Elle le dit à son mari. Mais, lui, répondit qu’il n’en avait pas besoin, et que cela ne l’empêcherait pas de boire du bon café.

Louise alla fermer les rideaux qui entouraient le lit des enfants ; puis elle revint près de son mari qui s’était assis auprès du poêle. Elle lui dit, en se penchant un peu sur lui :

— Si je t’ai fait mal, c’est tant pis pour toi : tu l’avais bien mérité.

Alfred la fit asseoir sur une chaise qu’il attira près de lui ; il lui prit les deux mains, lui replia les doigts en dedans, et quand il eut enfermé les deux petits poings dans une seule de ses mains, il se remit à parler d’une voix un peu désenchantée. Il disait :

— Vois-tu, Louise, on s’aime bien tous les deux, mais ce qu’il y a de malheureux, c’est que tu ne me comprends pas…

Il versa un peu d’eau bouillante sur la cafetière, et en se redressant vers sa femme, il reprit :

— Moi, je suis un homme casernier.

Louise le regarda en ouvrant tout grands ses petits yeux noirs ; alors, il expliqua :

— Tu sais bien comme on appelle les gens qui n’aiment pas à sortir de chez eux.

— Ah, oui : casanier, dit Louise avec un petit mouvement de la bouche, comme si elle allait sourire.

— Eh bien, c’est comme je le dis, reprit Alfred, je suis casernier, et tu ne l’as jamais compris.

Il réfléchit un moment, et il continua :

— Si tu voulais, on pourrait être heureux ; les femmes gagnent plus d’argent que les hommes, à vendre des chansons ; et puisque tu as une jolie voix, et que tu sais jouer de la mandoline…

Il s’arrêta un petit moment, et il poursuivit en regardant sa femme :

— Moi, je resterai à la maison pour soigner les enfants, et je te soignerai bien aussi, parce que tu n’es pas forte.

Louise ne bougeait pas. Elle tenait sa tête inclinée comme si elle cherchait à comprendre une chose difficile. La voix de son mari disait maintenant :

— Il y a bien des femmes qui seraient contentes d’avoir un mari comme moi. Je ne suis pas méchant, comme mon frère Charles, ni menteur comme Léon, ni coureur comme Jules. Je ne suis pas gourmand non plus, et je me contenterai d’un morceau de pain et d’une saucisse, pourvu que je reste à la maison.

Le regard de Louise se posa sur le visage plein de santé de son mari. Il s’arrêta aussi sur ses larges épaules, et après un soupir, elle dit :

— J’avais déjà pensé à prendre ta place pour gagner notre vie.

Alfred embrassa les deux petits poings avant de leur rendre la liberté, et tout en versant le reste de l’eau bouillante sur la cafetière, il dit, tout triomphant :

— Tu verras comme je saurai bien tenir la maison propre et faire des économies.

Il mit une nouvelle pincée de marc sur le poêle, et il enfla un peu la voix pour dire qu’une bonne ménagère pouvait faire beaucoup de choses avec rien : et comme Louise souriait d’un air triste et incrédule, il lui montra tout de suite la manière de faire du café sans café :

— Oh ! ce n’est pas malin, dit-il. Pendant que l’eau passe sur une partie du marc, on brûle l’autre partie qui lui donne son parfum et ainsi, en le buvant, on a le goût et la bonne odeur d’une tasse de fin moka.

Il souleva la cafetière vers sa femme, et il dit tout en souriant :

— Tu vas en prendre une tasse avec moi, et demain tu pourras commencer à vendre des chansons.


Marguerite AUDOUX.