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Le Revenant

par Gabriel Maurière


L’homme, bardé de musettes, allait à grandes enjambées. Une canne tortueuse le devançait à chaque pas. Il était midi. La vie bourdonnante emplissait les haies ; le long du ruisseau, les peupliers dormaient, immobiles, le pied dans l’eau tiède. Derrière un pli de terrain, la maison haussait le dos, comme une bête gîtée qui se chauffe au soleil. Une lumière vive de juin enveloppait toute la terre ; à travers l’air surchauffé, le toit de tuiles tremblotait et la rumeur des oiseaux, des insectes, du travail universel, le ruissellement solaire, les lourdes odeurs, la sourde énergie qui coulait dans tous les êtres, semblaient se mêler en une profonde et sourde vibration. Les forces obscures de la vie jaillissaient de toutes parts : des fossés hypocrites où montaient des bulles, de toutes les hampes des graminées où se balançaient des insectes, des fleurs qui défaillaient sous le soleil, des horizons où gisait la forêt couchée.



Pierre Mazure s’arrêta net à la limite d’un fossé, cent mètres avant la maison. Devant lui, un espace vide d’obstacles, un dos de champ, tout hérissé de blé, dont les épis serrés striaient l’étendue et fatiguaient l’œil par leur papillotement. Au delà, la ferme disparaissait à demi, submergée par l’envahissement de la marée végétale. Sous sa carapace moussue, quelque chose vivait.

Il se remit à avancer, la nuque raidie, les reins étreints comme par une main de fer, la pensée serrée contre les tempes. Un moment, il sentit ses jambes s’amollir, et sembla prêt à s’affaisser comme une loque dont le support a disparu.

Trois ans de passé étaient là, dans ce tableau, ramassés dans la minute présente. Trois ans inconnus, avec ce qu’ils peuvent renfermer de grêles, d’incendies, de morts. C’est comme si, aujourd’hui, on vous disait : « Voici trois ans de votre vie à venir ; ouvrez cette porte, vous les verrez. Il y a de quoi trembler… »

Son angoisse ne dure pas, car le blé lui tire l’œil. Il saisit un épi et se rend compte que le grain est déjà ferme sous les doigts. Point de nielle, point d’herbes dans ce champ ; la toison de la terre est luisante comme celle d’un animal bien nourri. Depuis sa descente à Vendeuvre, Mazure se sent un autre homme. La gare, les trains, les villes traversées, c’est encore la guerre, c’est l’inconnu, — et c’est lointain déjà comme un mirage. Voici la vérité…

Voici la terre du pays avec ses herbes connues, ses parfums, et cette communion intime de l’homme et des choses que, seul, donne un long séjour dans les mêmes lieux et, sans doute, l’hérédité. Le peuplier d’Italie veille toujours sur la maison. Là-bas, une vache est couchée : on ne peut voir si c’est la Rouge. La vie est endormie et lente ; il y rentre, il s’y baigne, il s’y résorbe. Tout en continuant son chemin, il arrive au tournant de la barrière, dont les piliers s’enfoncent dans l’herbe haute. Voici la maison aux pans de bois, garnis de brique, l’écurie attenante, le vieux chaudron où boivent les poules, le fumier qui trempe dans le purin avec sa couronne mouvante de volailles… Comment ? le logis est fermé ? Ah ! oui, c’est dimanche ! Mais voici, sur une corde, des vêtements de femme, puis du linge d’enfant, qui sèche… Il pousse un soupir de soulagement ; cette vue le rassure ; elles ne sont pas là, mais elles y sont tout de même. Il passe sa manche sur sa moustache qui retombe : signe de satisfaction. À gauche, l’écurie baîlle ; Mazure entre : trois vaches y ruminent, comme autrefois, mais l’une d’elles lui est inconnue. Il s’avance, tâte le pis de la bête, qui se détourne et meugle en bavant du foin de chaque côté de la bouche.



— Allons, ça n’est pas mal tenu.

Il fait le tour de l’enclos, sans hâte maintenant, le sourcil froncé sous un vieux calot. Son nez long, d’où semble sortir la touffe de poils de la moustache se